Jazz à Juan: sous les pins, 65 ans de cigales et contrebasses

Depuis 1960, les plus grandes voix du jazz dialoguent avec l’âme paisible de la Pinède Gould. Une histoire de sons, de scènes et de souvenirs indélébiles.

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Arnaud Ciaravino Publié le 17/07/2025 à 10:00, mis à jour le 17/07/2025 à 10:00
Depuis 1960, les plus grandes voix du jazz dialoguent avec l’âme paisible de la Pinède Gould. Une histoire de sons, de scènes et de souvenirs indélébiles. Photo Biondo-Bonhomme Archives Nice-Matin

Dix-sept ans après sa dernière apparition sur la scène de Jazz à Juan, Nicole Slack-Jones revient clore la 64e édition, ce dimanche. Sa voix, nourrie de gospel et de soul, résonne des mêmes racines que celles du festival: la Nouvelle-Orléans. Ce morceau de Louisiane (États-Unis), véritable creuset musical, a marqué Juan-les-Pins d’une empreinte éternelle. Une romance franco-américaine, née bien avant le premier accord de trompette. Dès la fin du XIXe siècle, elle murmurait déjà son refrain.

"Les Américains fortunés qui séjournaient sur les rives de la Méditerranée – les “oisifs", comme on les appelait alors – venaient faire la fête dans la station balnéaire, relate avec ferveur Philippe Baute, directeur de Jazz à Juan. Des années 1920 aux années 1950, leur bande-son évolue, allant du charleston effervescent aux rythmes profonds du bebop jazz. » Ces quatre dernières lettres éclatent dans le monde entier comme une évidence. L’onde de choc musicale traverse l’Atlantique, pour secouer les rivages de la cité des Remparts, portée par un nom mythique: Sidney Bechet. Le clarinettiste et saxophoniste de génie tombe amoureux du lieu, au point d’y sceller son union, en 1951. "À cette époque, il compose [avec Claude Luter] “Dans les rues d’Antibes", poursuit Philippe Baute. Une des œuvres qui va inspirer tout un microcosme musical, dont deux figures locales: l’adjoint à la culture, Jacques Souplet, et le journaliste Jacques Hebey. »

Sidney Bechet s’éteint en 1959, sans mesurer l’héritage qu’il laisse derrière lui. Un an plus tard, les deux Antibois lançaient, d’abord au Fort Carré puis, l’année suivante, à la Pinède Gould, le seul et unique Jazz à Juan.

Désormais considéré comme le festival de jazz européen à la plus longue longévité, le rendez-vous dégageait déjà, à l’époque, une aura légendaire. "Sans cet événement annuel, dont il disait s’être directement inspiré, pas sûr que Claude Nobs aurait fondé, en 1967, le mondialement connu Montreux Jazz Festival." C’est dire…

Véritable "faiseur de stars"

Au cœur de la forêt urbaine, défilent des noms mythiques: Charles Mingus, Miles Davis, Duke Ellington, John Coltrane, Thelonious Monk, Ella Fitzgerald, Louis Armstrong… La liste donne le vertige. "La vraie question serait plutôt: qui n’a pas joué à Jazz à Juan?", sourit le directeur, fier de cet héritage de haute volée.

Pas pour rien qu’à partir de 1981, le festival commence à demander aux artistes de laisser l’empreinte de leurs mains dans l’argile, à l’image du célèbre Hollywood Walk of Fame. Elles sont, ensuite, moulées dans du bronze et fixées sur le sol de la Promenade des musiciens, le long de la Pinède Gould. Vous y trouverez, par exemple, sans mal, la trace de "The Genius", Ray Charles!

Dans le petit monde de l’industrie musicale, la Pinède fait aussi office d’incubateur. Des artistes encore inconnus y tentent leur chance, croisent des maisons de disques et espèrent se faire remarquer. Pour ceux qui accèdent à une première partie, le festival devient un puissant "tremplin". Le trompettiste franco-libanais Ibrahim Maalouf – qui fait son grand retour, ce soir – ou encore l’enfant prodige du jazz français, Michel Petrucciani, en sont la preuve.

"C’est un ajout très précieux sur un CV", estime Philippe Baute, qui prolonge officiellement cette mission professionnelle à travers "Jammin’ Juan". Chaque mois de novembre, une vingtaine de groupes y sont auditionnés par un jury indépendant avec, peut-être à la clé, une place dans la programmation estivale de l’année suivante. "Mais il faut garder en tête que ce n’est pas un événement festif mercantile, c’est la musique avant tout", tient-il à ajouter.

"Que le puriste me donne une définition du jazz!"

Malgré sa réputation internationale, Jazz à Juan n’a pas toujours navigué en eaux calmes. Loin de là. "À la fin des années 1960, le festival est en crise, rappelait Nice-Matin, dans son hors-série consacré au cinquantenaire. Les premiers géants quittent la scène les uns après les autres. “Satchmo" [Louis Armstrong, N.D.L.R.] ne fait qu’une seule apparition, en 1967… et déçoit les puristes. Celui qui est alors une grande star du jazz chante plus qu’il ne joue. Juan-les-Pins subit alors des attaques sur plusieurs fronts: à gauche, l’irruption des musiques nouvelles – Woodstock en 1969; à droite, la montée en puissance des festivals concurrents, comme Montreux. » Durant deux ans, la Pinède est même abandonnée au profit de Nice, qui en reprend temporairement l’organisation au début des années 1970. Un passage à vide, certes temporaire, mais intense, accentué par l’image vieillissante d’un genre pourtant en perpétuelle évolution.

"Aux États-Unis, le rock’n’roll a donné un coup de vieux aux standards de papa", soulignait-on dans nos colonnes. Heureusement, au début des années 1970, le pianiste Norbert Gamsohn reprend les rênes et parvient à relancer la machine, ouvrant la voie à une nouvelle génération de talents.

Certains adopteront, au fil du temps, une sonorité plus rock ou électro, parfois mal accueillie par une frange de festivaliers nostalgiques. "Mais ce n’est pas du jazz!", a-t-on pu entendre, lors des concerts de Lenny Kravitz ou Phil Collins.

"Que le puriste me donne une définition du jazz, après je pourrai dormir sur mes deux oreilles", rétorque, avec humour, Philippe Baute. Sur le site de l’événement, tout est plus clair: "À la fois chic, élitiste, populaire, mais aussi éclectique, Jazz à Juan présente [...] tout le jazz. Il est toujours resté dans sa ligne de conduite, celle de programmer le jazz dans toute son ampleur, tout en s’autorisant des ouvertures sur les musiques cousines."

C’est, donc, sans trembler que les organisateurs ont ouvert cette édition 2025 avec le groupe électro AIR, figure emblématique de la French Touch. Prétexte pour s’éloigner un peu plus de ses origines? Voici ce que nous en disions, en 2010: "Le miracle est que Juan [...] n’a jamais coupé ses racines jazz. Sans doute parce que les organisateurs du festival ont intégré une évidence: en musique aussi, les diamants sont éternels."

Le groupe électro Air incarne cette "ouverture" de Jazz à Juan à d'autres styles musicaux, au sein duquel il s'est produit, pour la première fois, jeudi dernier. Photo S. Bo.

"Public et artistes se côtoyaient!"

Le style musical n’est pas la seule chose qui a changé à Jazz à Juan. Bien que le festival reste fidèle à son esprit intimiste, l’époque où les artistes se mêlaient au public, après leur concert, appartient désormais au passé.

"Dans les années 1970-1980, ils descendaient dans la rue et jouaient au milieu de la foule. Le guitariste et chanteur Carlos Santana descendait, par exemple, en short à la Pinède, en 1988. Public et musiciens se côtoyaient", rappellent les organisateurs.

Désormais, la tendance est à la distanciation, "comme pour tous les autres festivals", soulève-t-on par ailleurs. " Ce qui nous sauve à Jazz à Juan, c’est que l’humain prédomine encore dans sa grande majorité. Mais le monde change, et le business s’installe partout ", admet Philippe Baute.

Illustration concrète: samedi dernier, il était demandé de ne pas photographier, ni filmer, la prestation du légendaire Ben Harper. " De plus en plus d’artistes réclament une forme d’exclusivité. Certains médias ont déjà choisi de boycotter ce type de pratique, en choisissant de ne pas couvrir ces concerts", glisse une photographe indépendante.

"On n’est pas un palace ici !"

Le bouche-à-oreille ne suffit plus toujours, et les exigences peuvent grimper en flèche avec le niveau de célébrité de la star. "Quand Stevie Wonder est venu à Juan-les-Pins, en 2014, ce n’est qu’après que son agence a été convaincue de l’excellente réputation de Jazz à Juan. Les légendes ne jouent pas n’importe où", raconte le directeur de l’Office de tourisme et des congrès.

Une fois sur place, Philippe Baute veille à ménager aussi bien les artistes que les festivaliers, tout en gardant " les choses simples ".

" La plupart du temps, les groupes viennent avec leur propre régie. Nous, on s’occupe du reste. Les seules demandes qu’on peut satisfaire, concernent le type de nourriture et d’eau souhaité. On n’est pas un palace ici", glisse-t-il. Une simplicité qui n’empêche le succès: chaque été, ce sont plus de 20.000 spectateurs qui foulent les gradins face à la mer, et une dizaine de nationalités artistiques qui se succèdent sur scène.

Habitué du festival, Ray Charles s’y produira à quatorze reprises, dont une dernière fois en 2001, lors d’une apparition particulièrement émouvante. Photo archives N.-M..

Ces anecdotes qui ont forgé Jazz à Juan

Le plus ancien festival de jazz d’Europe, c’est aussi un véritable vivier d’anecdotes, qui font le sel de ce rendez-vous artistique. En voici une liste non exhaustive.

Ella Fitzgerald vs cigales

Juillet 1964: Ella Fitzgerald se produit pour la première fois à la Pinède Gould. En plein concert, le chant strident des cigales s’est invité en fond sonore, couvrant, par moments, la voix de la diva. Loin de se laisser déstabiliser, Ella interrompt brièvement l’orchestre, lève les yeux vers les arbres, puis improvise un scat inspiré de ces insectes provençaux. La scène, inédite et improvisée, sera plus tard surnommée The Cricket Song.

Un concert à ne pas rater

Quid de Lost Quintet, ce groupe insaisissable? Les 25 et 26 juillet 1969, le trompettiste américain Miles Davis se produisit avec un line-up légendaire : Wayne Shorter (sax), Chick Corea (piano électrique), Dave Holland (basse) et Jack DeJohnette (batterie). Ce groupe, dont n’auront longtemps existé que des traces sur des disques pirates, n’a jamais fait d’enregistrement en studio. Leur performance au festival fut captée en direct par l’ORTF et publiée, en 1993, sous le titre 1969 Miles: Festiva de Juan Pins [sic]. Un exemplaire importé difficile à obtenir, rapidement supprimé et devenu un objet de collection, selon le média Jazzwise.

Le bien-aimé Ray Charles

En 1961, Jazz à Juan accueille une figure déjà mythique: Ray Charles. Alors au sommet de sa carrière, il jouera en clôture de quatre des sept soirées. Il devient ainsi, de fait, le premier artiste résident du festival, bien avant que ce statut n’existe officiellement. Ces prestations resteront longtemps dans les archives avant de ressortir, 50 ans plus tard, dans un coffret exceptionnel: Ray Charles – Live in Antibes 1961.

Philippe Baute tient la boutique depuis 2000, date à laquelle le festival rendait hommage à Louis Armstrong. Photo Patrice Lapoirie.

"Le festival s’est professionnalisé"

Depuis 1971, la gestion du festival est assurée par la Maison du tourisme – devenue l’Office de tourisme et des congrès. Philippe Baute, directeur général du service, en connaît tous les rouages.

Voilà bientôt 26 ans que vous dirigez Jazz à Juan…

Le 1er festival que j’ai vraiment dirigé, c’était en 2000, quand j’ai pris mes fonctions. Depuis, seule la parenthèse du Covid est venue perturber le rythme. Mine de rien, ça commence à me vieillir…

Beaucoup de choses ont changé?

Diriger le festival, c’est, avant tout, accompagner son évolution. Chaque édition bouge, s’adapte, en fonction des tendances musicales, des attentes du public et des exigences des artistes. La communication, la technologie sonore, la logistique… Tout a considérablement évolué. Une chose est sûre: le festival s’est professionnalisé, indéniablement. Par obligation, pas par prétention.

C’est-à-dire?

La logistique n’a plus rien à voir avec celle d’il y a 25 ans. Il a fallu trois bus pour acheminer le matériel et les équipes nécessaires au concert de Ben Harper. À l’époque, c’était inimaginable, on composait souvent avec les moyens du bord.

Quel est votre rôle?

J’ai fait le choix de ne pas cumuler les fonctions : je ne suis pas directeur artistique. Il faut laisser ce rôle à ceux dont c’est le métier. Notre travail, c’est de se concentrer sur l’accueil du public, la relation avec la presse, la stratégie marketing et la bonne exécution logistique. Nous avons une direction artistique indépendante, et c’est ce qui garantit l’équilibre de l’ensemble.

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