[1/4] Vente de la Crémaillère: une bataille judiciaire aux portes de Monaco

Nice-Matin a enquêté sur les affaires qui secouent la Principauté. À commencer par la vente de la Crémaillère. Une dent creuse, à la frontière de Beausoleil et de Monaco, qui vaut de l’or. Plus de 7.000 m² de terrains à bâtir minés par 200 millions d’euros de créances et des dizaines de procédures judiciaires en cours. La Crémaillère: épisode 1.

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Eric Galliano et Thomas Michel Publié le 21/02/2024 à 09:43, mis à jour le 29/03/2024 à 14:43
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Illustration Karine Bottier

Une rue de Fontvieille encombrée d’engins de chantier. Comme souvent à Monaco. Dans cette micro-principauté où le moindre confetti de terre bâtie se monnaie à plus de 100.000 euros du m2, l’immobilier est roi. En ce 28 février 2023, dans cette ruelle qui mène tout droit au stade Louis-II, c’est d’ailleurs une très grosse opération foncière qui tente de trouver un épilogue.

La SCI Over Monte Carlo (OMC) a convoqué ses associés dans un centre d’affaires qui sert de boîte aux lettres à de nombreuses entreprises. Rendez-vous a été pris pour 18 heures, l’heure à laquelle "la réceptionniste abaisse le rideau et ferme ainsi ses locaux". Ce qui ne manque pas d’étonner l’huissier mandaté pour tenir le procès-verbal de cette assemblée générale extraordinaire. Qu’à cela ne tienne, la réunion au sommet se tiendra sur un bout de "trottoir"!

De toute façon, seul Camille Marne, le gérant de la SCI OMC qui fait l’objet d’une véritable guerre de gouvernance, a fait le déplacement. À défaut d’unanimité, les autres associés ne s’étant pas présentés, impossible d’accorder ne serait-ce que quelques mois d’espérance de vie supplémentaires à cette société. Créée en mars 1973 pour 50 ans, elle est arrivée au terme de son existence légale. Camille Marne, qui revendique 99,4 % du capital, s’autoproclame liquidateur de cette SCI qui de toute façon vient de vendre son seul actif: les terrains de la Crémaillère.

Ces parcelles tirent leur nom de l’ancien train à crémaillère qui reliait, jadis, la Principauté à La Turbie. Un terrible accident en gare de Monte-Carlo a eu raison de la ligne le 8 mars 1932. Mais, juste de l’autre côté de la frontière, à Beausoleil, une dent creuse de 7.185 m2 continue d’attirer toutes les convoitises depuis des décennies.

De l’ombre de la mafia au scandale d’État

Dans les années 90 déjà, Giancarlo Casaccia, un homme d’affaires italien, voulait y ériger deux tours de 112 mètres de haut. L’entrepreneur avait même réussi à obtenir le soutien du jeune maire UMP de Beausoleil, Gérard Spinelli (déjà), prêt à lui rétrocéder une parcelle communale et à modifier le plan d’urbanisme pour l’aider à mener à bien son projet. Du moins, jusqu’à ce qu’un rapport de la commission parlementaire sur l’implantation de la mafia en France, présidée par le député François Aubert, ne pointe du doigt les sociétés monégasques de Casaccia et l’un de ses proches associés. En dépit de leurs dénégations, ils s’étaient vus accusés de servir de boîte aux lettres pour la Camorra!

Trois décennies plus tard, alors que Monaco est en pleine évaluation Moneyval* sur l’efficacité de ses dispositifs anti-blanchiment, voilà qu’un nouveau parfum de scandale plane sur la Crémaillère. Au travers de la SCI OMC (autrefois dénommée "Jasmin") les terrains n’ont cessé de passer de mains en mains. De celles d’un milliardaire de la Tech néerlandais amateur d’échecs à un pool de banques coréennes rattrapées par la crise, en passant par un hôtelier niçois, Richard Marcus, qui se dit prêt à se "battre jusqu’au bout pour récupérer son dû". Il prétend qu’on lui doit encore 4 millions d’euros et pour les récupérer l’hôtelier multiplie les procédures. Il n’est d’ailleurs pas le seul.

Sur le papier, les terrains tant convoités sont plombés par près de 200 millions d’euros de créances hypothécaires! Ce qui n’empêchera pas une énième revente, validée le 13 juillet 2021 devant notaire. La der des ders? En septembre 2022, la Crémaillère a officiellement été transférée à l’actif de l’Administration des domaines de la Principauté de Monaco. Au terme d’un montage plutôt inhabituel.

Le comptable du Prince en "sous-marin"

Pour mener à bien cette opération immobilière, le gestionnaire de la fortune du Prince, Claude Palmero, affirme avoir agi "en sous-marin" pour le compte de l’État. "Avec l’aide du gouvernement, du ministre des Finances et son équipe mais pas seulement, ainsi que l’aval explicite du prince Albert II", martèle-t-il. Il affirme que le Prince a même été tenu informé, notamment par textos, à chaque étape clé de l’affaire!

Le fait est que Claude Palmero en a été bien mal payé en retour. Hormis le fait qu’il n’aurait "évidemment pas touché un centime sur l’opération", l’administrateur des Biens de la couronne s’est retrouvé limogé sans ménagement en juin dernier. Et l’affaire de la Crémaillère serait l’une des causes de sa disgrâce. Car c’est bien lui qui au travers de deux sociétés à son nom, Riviera et Riviera 2, a organisé le rachat des parcelles tant convoitées. Pas peu fier d’ailleurs d’avoir ainsi "débrouillé en trois mois un imbroglio juridique vieux de quarante ans" et "fait faire à Monaco une très bonne affaire". Une "vente parfaite", selon Me Jean-Marie Tomasi, l’avocat de Claude Palmero lors de cette transaction. A ce détail près qu’elle a engendré une avalanche de procédures.

"Terrorisme judiciaire"

Cette transaction a suscité une quinzaine de procédures civiles et commerciales! Dont des demandes d’annulation pure et simple de la vente. Ce jeudi, la justice niçoise doit d’ailleurs rendre une décision concernant la surenchère introduite par l’un des créanciers coréens. Surenchère de 10% "étonnement contestée par le vendeur lui-même alors qu’elle lui permettrait de tirer un meilleur prix des terrains". Ce serait l’une des nombreuses "bizarreries" de ce dossier qui font dire à Me Dominique Anastasi, l’avocat du surenchérisseur et de deux associés coréens de la SCI OMC, que "tout ceci ressemble davantage à des manœuvres de la part de personnes habituées à jouir d’une immunité et même d’une impunité, plutôt qu’au montage d’une opération immobilière".

D’ailleurs, la bataille de la Crémaillère se joue aussi sur le terrain pénal. Elle a déjà donné lieu au dépôt d’une dizaine de plaintes croisées pour "escroquerie en bande organisée", "extorsion de fonds", "détournement d’actifs", "abus de biens sociaux", "faux et usage de faux" ou encore "corruption". Certaines visant même directement l’ancien gardien des bijoux de la couronne monégasque, Claude Palmero. "Manœuvres purement dilatoires, tempête son avocate, Me Marie-Alix Canu-Bernard, dont le seul but est de retarder des décisions de justice civiles dont les auteurs de ces plaintes pénales savent pertinemment qu’elles leur seront défavorables". Me Jean-Marie Tomasi n’hésite pas, quant à lui, à parler de "terrorisme judiciaire" organisé par "une bande d’individus qui tente par tous moyens de grappiller de l’argent".

Enregistrements "pirates" et textos compromettants

Alors "vente parfaite" ou "casse du siècle"? Si pour Claude Palmero cette transaction s’est faite "dans la plus totale légalité", ses détracteurs ne manquent pas de griefs: actes "cachés", "responsabilité des notaires engagée", actionnariat "contesté" d’une holding luxembourgeoise… Jusqu’au paiement de supposées commissions à Monaco et de présumés pots-de-vin, côté français cette fois. De très lourdes accusations que viendraient étayer une série d’enregistrements pirates transmis à la justice et auxquels Nice-Matin a eu accès. Sur la base de ces audios, de textos échangés au sommet de l’État monégasque et de bien d’autres documents, nous avons reconstitué la saga de la Crémaillère. Tout au long de la semaine Nice-Matin va dévoiler les dessous de cette vente dont même le prix exact semble faire mystère.

*Moneyval est un organe de suivi permanent du Conseil de l’Europe chargé d’évaluer le respect des principales normes internationales en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

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