Tribune libre. Justine Lipuma: "Et si on écoutait le sol?"
Dans notre tribune libre du dimanche, Justine Lipuma, cofondatrice de Mycophyto à Grasse, estime que "préserver la vie souterraine est un défi civilisationnel aussi crucial que le climat".
La rédactionPublié le 01/06/2025 à 10:00, mis à jour le 01/06/2025 à 10:35
tribune
Justine Lipuma.Photo P.B.
Dans les manuels d’agronomie du XXe siècle, le sol était réduit à un simple support, une matière inerte au service de la productivité. Pourtant, dans les grandes civilisations – de la Mésopotamie aux hauts plateaux incas – il était célébré comme une entité vivante, un partenaire sacré de l’humanité. Entre ces visions, nous avons opté pour une approche utilitaire, mécanique, déconnectée. Les conséquences de ce choix sont aujourd’hui sous nos yeux: des terres appauvries, des écosystèmes fragilisés, des sociétés menacées.
Une lente érosion silencieuse sous nos pieds
Le sol n’est pas une ressource ordinaire. Il est le socle de la vie terrestre, un écosystème complexe où s’entrelacent micro-organismes, champignons, racines et minéraux. Sa formation est un processus d’une patience géologique: il faut entre 500 et 1 000 ans pour créer 2 à 3 cm de terre fertile, mais une seule saison d’exploitation maladroite peut suffire à le détruire. Selon la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture), 33 % des sols mondiaux sont déjà dégradés, et ce chiffre pourrait atteindre 90 % d’ici 2050 si rien ne change. En Europe, 1 000 millions de tonnes de terre arable sont emportées chaque année par l’érosion. En France, l’artificialisation galopante engloutit 20 000 hectares de terres agricoles par an, soit l’équivalent d’un département tous les sept ans. À cela s’ajoutent les pratiques intensives – labour profond, monoculture, surutilisation d’engrais chimiques – qui épuisent la matière organique et déséquilibrent la vie microbienne.
Le sol est bien plus qu’une surface cultivable: il stocke le carbone, régule les cycles de l’eau, nourrit la biodiversité. Les micro-organismes qui le peuplent – bactéries, champignons, vers de terre – forment un réseau d’interactions d’une complexité comparable à celle d’une forêt tropicale.
Pourtant, cette richesse est menacée. Les pesticides, le labour intensif et la monoculture tuent les micro-organismes, compactent les sols et réduisent leur capacité à retenir l’eau. Résultat: des terres moins productives, plus vulnérables aux sécheresses et aux inondations.
La dégradation des sols menace non seulement la sécurité alimentaire, mais aussi la stabilité sociale et économique. Dans les régions les plus vulnérables, comme le Sahel ou certaines parties de l’Asie du Sud, l’épuisement des terres fertiles alimente déjà migrations, conflits et crises humanitaires.
Des chemins qui inspirent
Face à cette crise, des initiatives montrent la voie. En Inde, le programme Soil Health Card fournit à 100 millions d’agriculteurs des analyses biologiques pour optimiser leurs pratiques. Au Costa Rica, la reforestation s’accompagne d’une agriculture durable, prouvant qu’il est possible de concilier économie et écologie. En Éthiopie, la région du Tigray a reverdi 15 millions d’hectares en vingt ans grâce à des techniques de conservation des sols. En Suisse, la protection des sols est inscrite dans la Constitution, un modèle de gouvernance environnementale.
Ces exemples rappellent que la régénération des sols est possible, mais elle exige une vision globale: des politiques publiques ambitieuses, des pratiques agricoles adaptées et une mobilisation collective.
Une agritech au service du vivant
L’agritech, souvent associée à l’hyper-technologie, doit se réinventer pour servir le vivant. Les outils modernes – capteurs, drones, intelligence artificielle – sont précieux, mais seulement s’ils soutiennent une agriculture régénérative.
Chez Mycophyto, nous développons des solutions qui s’appuient sur les mécanismes naturels du sol, comme les mycorhizes, pour maximiser leur impact tout en minimisant les intrants. Les mycorhizes fonctionnent comme un réseau souterrain, une sorte d’"internet du sol". Leurs filaments, ou hyphes, s’étendent sur des kilomètres, connectant les plantes entre elles et facilitant l’échange de nutriments et d’informations. En retour, les plantes fournissent aux champignons des sucres issus de la photosynthèse. Cette alliance permet aux cultures de mieux absorber l’eau et les minéraux, de réduire leurs besoins en engrais chimiques et d’augmenter leur résilience face au stress climatique.
Les bénéfices sont concrets: des études montrent que les mycorhizes peuvent augmenter les rendements agricoles de 20 à 30 % tout en réduisant les intrants de 50 %. Elles enrichissent également la matière organique du sol, restaurant sa fertilité à long terme. Cette biotechnologie, à la fois ancienne et innovante, incarne une agriculture sobre, respectueuse et durable.
Préserver les sols, c’est réapprendre à collaborer avec la nature. C’est un défi civilisationnel, aussi urgent que la lutte contre le changement climatique. Ensemble, agriculteurs, scientifiques, citoyens et décideurs, nous pouvons redonner vie à la terre. Écoutons-la.
> Les propos, remarques et commentaires exprimés, publiés dans les "Tribunes libres" n’engagent que leurs auteurs.
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