Reconnu par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis 2018, le lipoedème touche près de 11% des femmes en France, mais reste encore largement sous-diagnostiqué et mal pris en charge.
Le Dr Pascal Giordana, médecin vasculaire au CHU de Nice et membre de la Société française de médecine vasculaire (SFMV), livre un éclairage sur cette maladie méconnue, ses mécanismes complexes et les solutions thérapeutiques disponibles.
Qu’est-ce que le lipœdème?
C’est une maladie chronique caractérisée par une accumulation anormale, symétrique et souvent douloureuse de graisse sous la peau, principalement sur les jambes – parfois les bras – qui ne disparaît ni avec l’exercice physique ni avec les régimes. Cette accumulation provoque un gonflement disproportionné des membres, accompagné de sensations de lourdeur, de douleurs au toucher ou spontanées, ainsi que d’ecchymoses fréquentes, même au moindre choc. Avec le temps, les jambes s’élargissent, la peau devient irrégulière, d’où le surnom de "maladie des jambes poteaux".
Comment la maladie évolue-t-elle?
Elle progresse par stades: au début, la peau reste lisse mais les tissus s’épaississent; puis des nodules apparaissent, rendant la peau bosselée, avec un aspect "matelas". À un stade avancé, les amas graisseux deviennent très visibles, gênent la marche, et s’étendent jusqu’aux chevilles ou aux bras.
Quelles sont les causes ?
Elles ne sont pas entièrement élucidées, mais le lipœdème semble lié à une combinaison de facteurs hormonaux et génétiques. Les symptômes apparaissent souvent ou s’aggravent lors de périodes de bouleversements hormonaux, comme la puberté, la grossesse ou la ménopause. L’influence des œstrogènes sur les cellules graisseuses pourrait expliquer en partie l’apparition du trouble, ainsi que la difficulté à perdre de la graisse dans ces zones malgré une hygiène de vie stricte.
Qu’est ce qui distingue ce trouble du surpoids ou de l’obésité?
Contrairement au surpoids, où la graisse se répartit de façon diffuse sur tout le corps, le lipœdème provoque une accumulation localisée et symétrique de graisse sur les jambes, les hanches, et parfois les bras, tandis que le haut du corps reste généralement mince. Cette disproportion est caractéristique et l’on peut ainsi être mince tout en souffrant de lipœdème. Un autre critère fondamental distingue cette maladie: les pieds, ainsi que les mains et le tronc, ne sont jamais atteints, contrairement au lymphœdème (1) ou à d’autres œdèmes où ces extrémités peuvent gonfler. Cette particularité anatomique est déterminante pour poser un diagnostic précis et différencier le lipœdème des autres pathologies.
Quel impact sur le quotidien?
Le lipoedème, c’est une double peine: des douleurs chroniques constantes et un profond retentissement psychologique. Face à des régimes souvent inefficaces, de nombreuses patientes vivent une grande frustration, une perte de confiance en elles, voire des troubles alimentaires. Certaines n’osent plus montrer leurs jambes ou évitent les interactions sociales. Selon la gravité de la maladie, la marche peut devenir difficile. S’y ajoutent des difficultés pour s’habiller et des entorses fréquentes, souvent liées à une hyperlaxie articulaire, une souplesse excessive des articulations présente chez une part importante des patientes. Ces signes soulignent que le lipoedème est bien plus qu’un simple problème esthétique.
Comment pose-t-on le diagnostic?
Il est avant tout clinique: il repose sur un examen attentif des signes caractéristiques, comme la répartition symétrique de la graisse, la sensibilité au toucher, ou encore l’absence de gonflement des pieds. Dans certains cas, ce diagnostic peut être complété par une échographie, qui permet de mesurer l’épaisseur du tissu graisseux sous la peau et de repérer les nodules.
Comment le lipœdème est-il pris en charge aujourd’hui en France?
Il n’existe pas encore de traitement curatif du lipœdème, mais une prise en charge dite "conservatrice" permet de soulager les symptômes et de freiner sa progression. Elle repose sur le port de vêtements (legging, collant) de compression médicale, associé à du drainage lymphatique, de la pressothérapie, une activité physique régulière adaptée (comme la marche ou la natation) et une alimentation équilibrée. Dans les formes avancées, une liposuccion ou une micro-liposuccion — technique utilisant de très fines canules — peut-être envisagée pour réduire les volumes et améliorer le confort. Mais ces interventions, non remboursées, sont onéreuses et doivent absolument être réalisées par des chirurgiens expérimentés. Le résultat n’est toutefois pas garanti et certaines conditions doivent être remplies en amont, comme une perte de poids ou le traitement préalable de varices.
En France, le parcours de soins reste donc très difficile…
Oui, en l’absence de reconnaissance officielle par l’Assurance maladie, les prises en charge ne sont pas remboursées et l’ensemble des frais repose sur les patientes. Certaines, faute de moyens, se tournent vers l’étranger – notamment la Turquie – pour bénéficier de liposuccions à moindre coût, mais avec des risques médicaux non négligeables. Contrairement à des pays comme l’Allemagne ou l’Espagne, la France accuse un net retard dans le parcours de soins du lipœdème, laissant de nombreuses femmes dans une longue errance médicale (2).
1. Le lymphœdème se définit comme un gonflement durable d’un bras ou d’une jambe, causé par une accumulation de lymphe dans les tissus, le plus souvent après un cancer, une chirurgie ou un traumatisme.
2. En 2022, Claire Fourneaux, originaire de Cannes a écrit le livre Il était une fois mon lipoedème: Comprendre et mieux vivre avec la maladie des jambes poteaux (Mango éditions) dans lequel elle relate avec autodérision son parcours et son errance médicale.
"Douleur physique et émotionnelle"
À 33 ans, Charlotte Le Bon est orthopédiste-orthésiste à Mouans-Sartoux. Elle connaît bien le lipœdème: elle le soigne chez ses patientes en leur proposant des vêtements de compression… et vit elle-même avec la maladie.
Mais c’est lors d’une formation en Allemagne qu’elle va la découvrir réellement. "Là-bas, elle est bien mieux reconnue qu’en France", souligne-t-elle.
Chez Charlotte, le lipoedème se manifeste surtout au niveau des cuisses, provoquant douleurs et inconfort au quotidien. "On associe à tort le lipœdème à l’obésité. Je ne suis pas en surpoids. Je fais du sport, je mange équilibré, mais cette graisse ne part pas."
Pour soulager ses symptômes, elle a adopté une routine: drainage lymphatique, legging de compression ou chaussettes spéciales en cas de gonflement.
Mais le plus difficile reste le regard des autres. "J’ai longtemps été complexée concernant mes jambes, mais aujourd’hui, j’arrive à porter des shorts", confie-t-elle.
La jeune femme décrit une détresse morale parfois immense chez ses patientes. "Certaines n’osent jamais se découvrir, enchaînent les régimes sans résultats, perdent confiance en elles et se sentent coupables. C’est une souffrance à la fois physique et émotionnelle. Le jour où elles entendent enfin le mot “lipœdème”, où on leur explique que ce n’est ni dans leur tête ni un manque de volonté, c’est un vrai soulagement."
L’association LipoFrance a saisi la Has
Depuis avril, la lutte contre le lipœdème en France s’est renforcée avec la création de Lipofrance, une association fondée par quatre femmes touchées par la maladie.
À sa tête, le Dr Manon Chevennement, médecin généraliste et patiente, porte ce combat avec conviction. Auteure d’une thèse sur le sujet, elle milite pour une meilleure reconnaissance de cette pathologie.
En juin dernier, elle a officiellement saisi la Haute Autorité de Santé afin d’obtenir l’élaboration de recommandations nationales. Une première étape importante dans le long chemin vers la reconnaissance officielle de la maladie par l’Assurance maladie.
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