"Les extrêmes ne vivent que de la guerre des mémoires": les propositions de Benjamin Stora pour apaiser les tensions sur le passé colonial de la France

Alors que les rapports de la France avec l’Algérie sont exécrables et ceux avec la Nouvelle-Calédonie particulièrement tendus et incertains, l’historien Benjamin Stora plaide pour une explication et une reconnaissance des faits.

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Philippe Minard / ALP Publié le 21/09/2025 à 08:00, mis à jour le 21/09/2025 à 08:00
interview
Benjamin Stora. Photo AFP

Alors que les rapports de la France avec l’Algérie sont exécrables et ceux avec la Nouvelle-Calédonie particulièrement tendus et incertains, l’historien Benjamin Stora plaide pour une explication et une reconnaissance des faits, afin de ne pas avoir à s’excuser éternellement. Il rejette l’idée de repentance.

Pourquoi la période coloniale fait-elle toujours peur? Pourquoi est-elle gênante pour la France et les Français?

Parce qu’elle est au cœur de ce qu’on a appelé la construction du nationalisme français, tout au long du XIXe siècle et jusqu’à la moitié du XXe siècle. La France était "la plus grande France", forte de 100 millions d’habitants, pour reprendre une expression de l’époque. L’Empire était le deuxième empire du monde et faisait notre fierté. Et puis la décolonisation ne s’est pas très bien passée pour le cœur de cet empire, c’est-à-dire l’Algérie, qui était rattachée administrativement à la France et n’était donc pas une colonie comme les autres. C’était la France! La décolonisation a été vécue comme une sorte d’amputation du territoire national, d’où cette blessure narcissique du nationalisme français.

C’est la raison pour laquelle cette décolonisation est si difficile à enseigner?

C’est effectivement l’une des raisons. Il y a eu trois grands épisodes de décolonisation: la guerre d’Indochine, qui a duré de 1946 à 1954 et s’est terminée par la défaite de Diên Biên Phu; les conditions de la fin de la guerre d’Algérie, où vivaient un million de Français qui ont eu le sentiment d’être abandonnés; et enfin la terrible guerre de décolonisation livrée au Cameroun, de 1955 à 1971. La France a du mal aujourd’hui à expliquer tout cela.

Cela signifie que l’on n’assume pas complètement?

Nous n’arrivons pas à regarder cette histoire en face. Quand on évoque la colonisation, on insiste souvent sur ses aspects positifs. Mais les anciens colonisés ne trouvent pas, eux, de points positifs, parce qu’ils étaient sous-citoyens, méprisés. Ils ont vécu le vol de leurs terres – un épisode très violent -, des massacres, etc. En vantant des aspects positifs, en tentant d’atténuer ce qu’a été la colonisation, on blesse à nouveau ces populations. Or, il faut toujours faire attention à l’autre côté. Quand il y a eu la loi sur la colonisation positive en 2005, l’Assemblée ne s’est pas adressée aux anciens colonisés pour leur demander leur avis sur la colonisation, mais a décidé de manière unilatérale des aspects positifs de cette colonisation. On ne veut pas voir qu’il y a aussi du nationalisme chez les anciens colonisés.

Pourtant, vous expliquez que la France a été pionnière en termes de travail scientifique sur la colonisation…

Tout à fait! Les chercheurs français ont commencé ce travail avant les anciens autres empires coloniaux (Angleterre, Espagne, Portugal et Belgique), parce qu’il y avait eu le drame de la guerre d’Algérie. Son histoire a ouvert un champ, dans les années 1960-1970, aux intellectuels français qui se sont engouffrés pour traiter de la question coloniale au sens large, à partir de la question algérienne.

Alors pourquoi pensons-nous que les autres pays ont mieux réussi leur décolonisation que nous?

C’est une illusion, car la décolonisation a également été terrible dans l’empire britannique, notamment en Inde et au Kenya, où il y a eu beaucoup de massacres. Même chose au Congo pour les Belges ou en Angola pour le Portugal. Il a fallu que le régime de Salazar tombe en 1974 pour que le Portugal mette un terme à sa colonisation. Encore une fois, notre différence vient de l’Algérie, avec l’arrivée des émigrés. Dès 1962, il y a eu sur le territoire français des populations qui étaient en prise directe avec cette histoire coloniale, avec leur propre mémoire. On n’y a pas prêté attention à l’époque, mais cela représentait déjà des millions de personnes. Et je ne parle même pas des soldats français, qui ont été un million et demi à partir en Algérie. Donc, du point de vue de la mémoire de toute une génération, c’est considérable. Très vite, la question de la colonisation, même si elle n’était pas posée par les politiques, s’est installée dans la vie intellectuelle française. Les autres empires coloniaux n’ont pas connu de forts phénomènes d’immigration en provenance de leurs anciens territoires.

La tension avec l’Algérie n’a jamais été si profonde. Quel est votre regard?

Il y a des explications conjoncturelles, comme la question des obligations de quitter le territoire français (OQTF), et bien sûr l’arrestation de l’écrivain Boualem Sansal. Plus fondamentalement, il y a une interprétation très différente du rapport à l’histoire. Pour les Français, il s’agit surtout de regarder cette histoire par la fin, c’est-à-dire la guerre d’Algérie, alors que pour les Algériens, l’objectif principal, c’est de regarder l’histoire par son début, la conquête coloniale, qui a duré cinquante ans et que les Français ignorent complètement. Il faut donc amorcer un travail de pédagogie mais, à ce jour, il y a un blocage.

En Nouvelle-Calédonie, le blocage sur l’accord de Bougival repose aussi sur la décolonisation…

On en est toujours là. Manuel Valls est parvenu à mettre tout le monde autour d’une même table, ce qui est déjà un exploit! Mais on retombe sur la problématique que j’ai évoquée auparavant, c’est-à-dire le rapport à la question coloniale entre ceux qui disent, grosso modo, "nous étions là avant vous", et ceux qui disent: "nous avons quand même construit des choses depuis trois, quatre, cinq générations". Il y a là aussi ce conflit du rapport à l’histoire, qui ne peut se régler qu’en multipliant les reconnaissances communes. Un seul discours d’excuses ne saurait suffire. Rocard avait réussi cela en 1988 car il avait justement derrière lui l’expérience algérienne. Il avait tout compris de la situation dès 1959 en publiant son fameux rapport sur les camps de regroupement, les camps d’internement des Algériens (2 millions ont été déplacés). Quand les gens ne se parlent pas, ne confrontent pas leurs idées, on bascule de la guerre des mémoires - avec un rapport à la temporalité différent - à la guerre tout court. Les extrêmes ne vivent que de la guerre des mémoires en en faisant une sorte d’instrument de légitimation. Tout dialogue détruirait leur légitimité politique.

Alors, doit-on s’excuser de la colonisation?

C’est une question un peu paresseuse, à laquelle je réponds non car, encore une fois, un simple mot ne suffira pas. Au Vietnam, les Américains se sont excusés pour ce qu’ils avaient fait pendant la terrible guerre. Cela n’empêche pas les Vietnamiens d’avoir des musées partout où ils continuent de dénoncer ce qu’ils ont subi: l’agent orange, les massacres de populations civiles, etc. De même, j’estime que la repentance est un piège politique. Elle n’est d’ailleurs pas réclamée par les anciens colonisés. Ce qu’ils réclament, c’est la reconnaissance de ce qui s’est passé réellement, c’est-à-dire que l’on nomme les choses.


1. Benjamin Stora est spécialiste de l’histoire de l’Algérie, de l’histoire coloniale et des immigrations. Il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, films et documentaires.

> À lire: "Doit-on s’excuser de la colonisation?", avec Pascal Blanchard (éd. Desclée de Brouwer), 154 pages, 13,90€. à paraître en octobre, éd. Les Arènes / France Inter (avec Thomas Snégaroff): "France-Algérie, anatomie d’une déchirure".

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