. Un titre a priori enjoué. Alors que le dernier livre d’Amélie Nothomb (son 33e paru chez Albin Michel) débute comme un conte cruel, qui nous vrille le cœur. Dont on découvre, dans la dernière partie de ce récit porté par la plume acérée de la romancière belge, qu’aussi inouï que cela puisse paraître, rien n’a été inventé. Et qu’Adrienne, l’héroïne de Tant mieux, n’est autre que la mère d’Amélie Nothomb, disparue le 11 février 2024, à laquelle ces bouleversants écrits sont dédiés.
Ce récit s’ouvre sur l’enfer vécu par Adrienne, 4 ans, chez sa "bonne maman de Gand"?
Ma mère avait été livrée toute seule, comme ça, à 4 ans, en 1942, deux mois durant, à cette épouvantable sorcière. Sa mère avait jugé que sa cadette était assez forte, pour supporter un monstre pareil. Qui la forçait à remanger son vomi jusqu’à ce qu’elle ne rende plus le hareng au vinaigre servi en guise de petit-déjeuner. Et l’étrange est que finalement, sa mère avait raison, puisque la petite fille comprend très vite que personne ne va venir la sauver. Elle cherche alors une formule magique pour survivre, et elle la trouve.
Elle tient en deux mots: Tant mieux?
Du haut de ses 4 ans, elle découvre ça: le pouvoir de cette formule magique qui fonctionne en dépit de toute logique. Puisque tout va mal, décidons que tout va bien. Et ça marche! La petite fille va même passer à un été assez sensationnel, grâce à sa force.
Ce "tant mieux" est une forme de dissociation?
Oui. La mère de la petite fille étant elle-même dissociée, ou du moins dans une duplicité, un dédoublement car elle ment en permanence, Adrienne se dissocie aussi. Car c’est la seule façon pour elle de continuer d’aimer sa mère. Notre mère, puisque je parle au nom de ma sœur aussi, ne savait pas qu’elle était dissociée. C’est moi qui l’avais constaté. Elle était double, et elle n’en savait rien.
Ce qui était assez déconcertant?
En effet! Les neuf dixièmes du temps, notre mère était le docteur Jekyll. Et le dernier dixième du temps, elle était Mr Hyde. Pas un épouvantable meurtrier, mais une personne assez brutale. Donc, on ne savait jamais très bien à qui on avait affaire. J’aimais ma mère d’un amour fou, d’un amour absolu, d’un amour passionnel, mais d’un amour déconcerté. Je ne savais jamais très bien dans quel état j’allais la trouver.
Ce qui sauve aussi Adrienne, est de découvrir l’existence d’un chat nommé Pneu?
C’est grâce à Pneu qu’elle va pouvoir séduire sa monstrueuse grand-mère et même passer un été agréable avec elle, mais c’est aussi quelque part l’existence de Pneu qui va la perdre. Car c’est en parlant de lui à sa mère qu’elle va provoquer la folie de celle-ci. Jusqu’à devenir un serial killer de chats en Belgique. Ma grand-mère a vraiment fait cela à partir de 1942 jusqu’à ce qu’elle ne soit plus valide, ça a dû durer jusqu’en 1975.
Malgré tant d’abjection, Adrienne décide de continuer à aimer sa mère inconditionnellement?
C’est ce que je trouvais le plus sublime chez ma mère! Après l’avoir défendue du haut de ses huit ans avec une poêle à frire contre les violences du père, elle a aimé sa mère jusqu’au bout. Alors que personne n’aimait ma grand-mère, surtout quand elle était vieille, qu’elle n’avait plus sa beauté. Je voyais ma mère la prendre dans ses bras, la serrer et quand je lui disais mais comment peux-tu aimer cette femme, elle me disait je la connais et je l’aime, c’est comme ça, c’était très beau.
Elle vous a éminemment inspirée?
C’est son exemple qui m’a appris l’indépendance. Dès qu’on a quitté le Japon, j’avais 7 ans, j’ai attrapé une tendance à la mélancolie qui aurait pu faire de moi une dépressive profonde. Et ma mère avait remarqué ça. Chaque fois qu’elle me voyait ainsi, elle me disait "tu n’as pas le droit". Ça m’a sauvé la vie. Je la bénis pour cela. Et c’est toujours là. Chaque fois que les ténèbres s’emparent de moi, j’entends sa voix qui me dit doucement, mais fermement, tu n’as pas le droit. Elle a aussi interrompu une lignée de haine à l’égard des filles dans cette famille. C’est l’une des raisons pour laquelle je ne suis pas devenue mère: je n’aurais jamais pu faire aussi bien qu’elle. Et si j’ai mis autant de temps à écrire ce livre, c’est parce que je ne parvenais pas à dire ma mère est morte. Mais c’était la moindre des choses de rendre justice à une telle femme, et à présent, cela me fait un bien fou que l’on me parle d’elle.
Rencontre avec Amélie Nothomb mardi 16 septembre à 15h, au Centre Universitaire Méditerranéen (CUM).
Pourquoi le film d’animation « Amélie et la métaphysique des tubes » a aidé la romancière
La dissociation (1) dont il est question dans son livre Tant mieux, Amélie Nothomb l’a-t-elle à son tour expérimentée lorsqu’elle a été violée, à l’âge de 12 ans au Bangladesh (où elle a un temps été expatriée avec sa famille) comme elle l’a évoqué dans Psychopompe ? « Sur le moment, nous a-t-elle confié dans un souffle, je n’ai pas réussi ce coup-là. Je crois que ça m’aurait sauvée. Ma façon de vivre la dissociation est apparue une année après le viol, par une anorexie absolue. J’ai fini par un dédoublement de moi, puisqu’au bout de deux ans sans manger quand j’essayais de mourir, mon corps et mon âme se sont sé
parés, histoire que je ne meure pas. Et mon corps est allé manger alors que mon âme s’y refusait. C’est cette forme-là de dissociation que je ne recommande à personne, mais que j’ai vécue en toute conscience, dans une horreur absolue. Beaucoup d’années ont passé, j’ai plus ou moins réussi à recoudre mon corps et mon âme ensemble, je ne suis plus en situation de dissociation. Mais, quand je pense à la petite fille que j’étais avant, il m’est très difficile de penser que cette petite fille est moi. Pour moi, c’est ça le plus difficile. »
« C’était pour moi thérapeutique ! »
Et de nous révéler : « Puis il y a eu ce merveilleux film d’animation Amélie et la métaphysique des tubes, je suis allée le voir douze fois ! Tout d’abord parce que je le trouvais magnifique, mais en plus parce que, je me disais, mais tu te rends compte, tes parents sont toujours vivants, parce qu’ils sont dans le film. Et en plus, tu te rends compte que cette petite fille, c’est toi, et c’était pour moi thérapeutique ! »
Et si elle se réjouit de revenir à Nice le 16 septembre, quatre ans après sa dernière venue, pour une rencontre de 15 h à 17 h au CUM (sur l’invitation de la bibliothèque municipale dans le cadre du cycle de rencontres littéraires Un jour, un auteur) c’est aussi pour cette raison-là : « Cela me fait d’autant plus plaisir que j’ai manqué le Festival du Cannes. Je m’étais inscrite au Festival du Cannes pour Amélie et la métaphysique des tubes. Immense, malchance, je me suis cassé le coude deux semaines avant, et je n’ai pas pu y aller... Mais rassurez-vous, depuis, mon coude est ré
paré ! »
1. En psychologie, la dissociation est une « séparation fonctionnelle entre des éléments psychiques ou mentaux qui sont habituellement réunis ». Ainsi, la prise en compte de la réalité et du vécu est inhibée, de façon temporaire ou durable, pour supporter un traumatisme psychique.
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