"Je suis en paix, j’ai tourné la page": c'était il y a 30 ans, l’ancien policier niçois qui a révélé l’horreur de Srebrenica revient sur le génocide en Bosnie

De 1995 à 2001, Jean-René Ruez a enquêté sur le génocide, en Bosnie. Trente ans après les massacres qui, du 13 au 16 juillet 1995, ont coûté la vie à 8.000 personnes, l’ancien policier niçois revient pour nous sur cet épisode de la folie humaine.

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Pierre-Louis Pagès Publié le 10/07/2025 à 07:30, mis à jour le 10/07/2025 à 07:30
De 1995 à 2001, Jean-René Ruez a enquêté sur le génocide, en Bosnie. Trente ans après les massacres qui, du 13 au 16 juillet 1995, ont coûté la vie à 8.000 personnes, l’ancien policier niçois revient pour nous sur cet épisode de la folie humaine. Photo Camille Dodet

C’était en novembre 2022. Nous avions contacté Jean-René Ruez pour évoquer le massacre de Boutcha en Ukraine, perpétré par l’armée russe. Encore policier à l’époque, l’intéressé avait gentiment décliné la proposition. Peut-être par décence, ne se sentant pas suffisamment légitime… Mais il avait vaguement laissé la porte entrouverte pour parler de la Bosnie-Herzégovine. Plus tard…

Au début du mois de juin, à quelques semaines du 30e anniversaire du massacre de Srebrenica, le contact est repris. Jean-René Ruez, commissaire divisionnaire retraité depuis novembre 2023, n’est pas homme à se débiner, et nous donne rendez-vous, non pas chez lui (il ne souhaite pas qu’on connaisse son adresse), mais au restaurant du téléphérique de Grenoble (Isère). Un lieu neutre.

Trente ans après l’horreur, celui qui a contribué à l’arrestation et la condamnation des principaux responsables du génocide de Srebrenica, dans lequel 7.000 à 8.000 Bosniaques furent sommairement exécutés, craindrait-il pour sa vie? "Non, je ne suis pas paranoïaque. Même si les responsables des massacres, ces criminels de guerre, ont sans doute un paquet de followers qui persistent à les glorifier", répond Jean-René Ruez, visiblement détendu.

"J’ai l’impression que c’était hier"

Question mise en danger de sa vie, l’intéressé a, il est vrai, beaucoup donné. "Pendant les six ans où j’ai été chef du groupe d’enquête Srebrenica du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), quand on partait le matin sur le terrain avec les collègues, on n’était pas sûr de rentrer avec nos deux guiboles. Il y avait des mines partout. J’en ris aujourd’hui, mais c’est nerveux, confie-t-il. Il fallait être un peu fou, mais si on avait dû attendre le passage des démineurs, ça aurait pris trop de temps. Or, comme pour n’importe quelle scène de crime, le temps joue contre nous, en faisant disparaître les preuves".

Des preuves, Jean-René Ruez en a trouvé. Jusqu’à la nausée. Trente ans après, il est encore étonné de ce qu’il a entendu, vu et découvert dans ce coin reculé du nord-est de la Bosnie-Herzégovine. "La guerre, c’est dégueulasse par nature. On s’attendait donc à ce que des actes de vengeance aient été commis. Mais qui aurait pu imaginer que de tels massacres soient perpétrés après la chute de l’enclave de Srebrenica?"

Avec méthode, froidement, presque cliniquement, Jean-René Ruez raconte alors ces six années qui l’ont laissé "sur les rotules, épuisé nerveusement". Au point de demander trois ans de disponibilité (il n’en prendra finalement que deux) pour se reconstruire. De la chronologie des événements, des lieux de détention et d’exécution, jusqu’aux fosses communes, il n’a absolument rien oublié: "Je me souviens de tout. J’ai l’impression que c’était hier. Je me mets à la place de ceux qui ont survécu, ou des familles des victimes. Pour eux, tout cela est encore bien vivant. Vivace même!"

L’aide précieuse de l’imagerie aérienne

Le terrain étant inaccessible jusqu’à la signature des accords de Dayton qui, en décembre 1995, mettent officiellement fin à la guerre de Bosnie-Herzégovine, Jean-René Ruez doit, dans un premier temps, se "contenter" de recueillir les témoignages. "Au tout début, le 20 juillet 1995, je me rends à Tuzla pour vérifier des rumeurs évoquées par la presse. Et j’ai du mal à croire ce que j’entends, ces témoins qui racontent comment ils ont survécu à des exécutions massives. D’autant plus que ces personnes ont déjà été entendues par les policiers bosniaques", reconnaît l’ancien policier. Tout est malheureusement vrai. Dans l’abomination, la réalité ira même bien au-delà des histoires jusque-là rassemblées. En pénétrant dans un vieux hangar agricole à Kravica, Jean-René Ruez découvre "ce qui ressemble à une sacrée boucherie". Partout sur les murs, des impacts de balles sont visibles. Mais pas que. On y distingue aussi des giclées noires de sang séché, des poils, et même des morceaux de chair. Les analyses confirmeront que leur origine est bien humaine. "Ça m’a fait penser au massacre de milliers d’officiers polonais par les Soviétiques dans la forêt de Katyn en 1940. Tu vois un film d’horreur de la Seconde Guerre mondiale, mais en Technicolor!", résume-t-il.

Les corps déplacés

Même scène d’effroi dans la ferme de Branjevo, ou encore à la maison de la culture de Pilica. "Quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver!", glisse Jean-René Ruez. Une référence voulue au régime nazi, pour démontrer toute la monstrueuse cruauté des dirigeants et militaires serbes de Bosnie.

Ne restait plus qu’à trouver les dépouilles des suppliciés. Le début des recherches se révèle compliqué. Au point que le magazine américain Newsweek titrera: "Un génocide sans corps". C’est là que l’imagerie aérienne fournie par les États-Unis va jouer un rôle fondamental. "On n’était pas du tout en terrain ami. Que ce soit par peur de représailles ou par solidarité avec les auteurs des massacres, personne ne parlait. Les photos aériennes ont été une chance. À partir du moment où on savait ce qu’on cherchait et approximativement où, on avait tout sous les yeux: les bulldozers, la terre retournée synonyme de fosse commune". À un détail près. Une fois sur place, les équipes ne trouvent souvent qu’un nombre assez faible de corps. Bien moins important en tout cas que les estimations faites à partir des témoignages recueillis.

Jean-René Ruez en explique les raisons: "Sachant que la communauté internationale enquêtait, les génocidaires ont clairement cherché à effacer les preuves en déplaçant les cadavres dans des fosses communes secondaires. Un crime dans le crime! Mais on n’a rien lâché, et on a trouvé plusieurs chapelets de fosses communes secondaires, vingt-huit au total, répartis sur une vaste zone à distance de Srebrenica. Et grâce à un travail scientifique (analyse des fragments de terre, de pollen prélevés sur les corps), on a réussi à faire le lien entre ces fosses secondaires et les fosses primaires".

"Je suis en paix aujourd’hui, j’ai tourné la page"

Les perquisitions dans les différentes brigades, la saisie de documents, parfois aussi simples que les registres des chauffeurs, sur lesquels figurent les dates, les lieux et les noms des officiers transportés, les auditions du personnel militaire des unités impliquées, mais aussi les retranscriptions des interceptions de communication radio effectuées par l’armée bosniaque, permettront de confondre les donneurs d’ordres des massacres et de les traîner devant le TPIY.

En vingt-deux ans, jusqu’au procès de Ratko Mladic – le "boucher des Balkans" – en 2017, l’ancien chef du groupe de répression du banditisme à la police judiciaire de Nice (1992-1995) aura témoigné à neuf procès. Trente ans après, Jean-René Ruez, né d’un père français et d’une mère allemande, et qui voulait absolument participer à ce "genre de Nuremberg" n’a donc rien oublié, mais il l’affirme: "Je suis en paix aujourd’hui, j’ai tourné la page. Je ne suis plus obligé de penser aux horreurs de Srebrenica".

" Quand je vois le résultat – la condamnation à la prison à vie des principaux donneurs d’ordre, dont Radovan Karadzic et Ratko Mladic – je ne regrette pas une seconde du temps que j’ai consacré à l’enquête sur le génocide de Srebrenica ", revendique Jean-René Ruez. Photos Camille Dodet

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