"La vérité ne fige jamais les choses": entretien avec Robert Maggiori, Raphael Zagury-Orly et Charlotte Casiraghi aux Rencontres philosophiques de Monaco
À l’heure où chacun revendique sa vérité, la philosophie continue de la rechercher sans jamais prétendre la posséder. Entretien avec Robert Maggiori, Raphael Zagury-Orly et Charlotte Casiraghi.
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Erine BlachePublié le 10/06/2025 à 14:20, mis à jour le 10/06/2025 à 14:20
Charlotte Casiraghi accompagnée de Robert Maggiori à gauche et Raphael Zagury-Orly à droite. Tous membres fondateurs des Rencontres philosophiques de Monaco.Photo archive Cyril Dodergny
Depuis 10 ans, les Rencontres philosophiques de Monaco"se sont donné la tâche de créer une 'communauté' où la parole et la pensée des philosophes circulent librement entre tous, et éclairent, ne serait-ce que d’un faible rayon, les problèmes que le temps présent rend de plus en plus complexes".
Co-fondé par Charlotte Casiraghi, Robert Maggiori et Raphael Zagury-Orly, l’événement revient ce mardi pour une nouvelle édition, jusqu’à dimanche. Pendant cinq jours, la Principauté devient un lieu d’échange et de réflexion, avec plus d’une vingtaine de rendez-vous autour d’un thème central: la vérité.
Au fil des années, ces espaces de dialogue ont progressivement pris de l’ampleur, s’étendant parfois au-delà des temps forts initialement prévus. Leur rayonnement s’est également élargi à d’autres lieux tels que le Centre Hospitalier Princesse-Grace ainsi que des établissements scolaires.
De nombreuses personnalités, allant des philosophes aux écrivains en passant par les artistes, interviendront et échangeront avec le public. Cette année, les Rencontres philosophiques comptent parmi leurs invités l’humoriste Gad Elmaleh, l’écrivaine et psychologue clinicienne Sarah Chiche, le journaliste Mouloud Achour, le pianiste Karol Beffa ou encore l’éditrice et écrivaine Vanessa Springora. Un moment ouvert à tous, pour prendre le temps de réfléchir, ensemble ces six prochains jours.
La philosophie a cela de particulier qu’elle commence souvent par interroger le sens des mots. Alors pour ouvrir cet échange, une question à laquelle il n’y a peut-être pas de réponse unique : qu’est-ce que la vérité?
Robert Maggiori: Il y a vérité lorsque le jugement recouvre la chose qui est juge. Si je dis "ceci est un téléphone" et qu’on peut prouver que c’est un téléphone, alors ma phrase est vraie et cela, c’est la conception la plus banale: la concordance entre le réel et le jugement sur le réel. Mais la vérité a tellement d’autres sens. Elle n’est pas simplement le contraire du faux, elle est aussi le contraire du mensonge et à ce moment-là on passe du domaine de la connaissance au domaine de la morale et dans ce cas-là, le mensonge n’est pas vraiment le contraire de la vérité puisque pour mentir il faut connaître la vérité.
Raphael Zagury-Orly: Chaque grand philosophe ne fait qu’une seule chose : penser la vérité. Il n’y a pas une seule définition, mais une infinité de déterminations de la vérité : la vérité comme clarté, comme éclaircissement, transparence, certitude, adéquation, cohérence, harmonie, dévoilement… Ce sont des déterminations différentes qui sont liées entre elles et ce signifiant traditionnel de vérité se trouve aujourd’hui malmené, ébranlé et ne jouit pas de la même prééminence y compris en philosophie.
Nous traversons depuis plusieurs années une crise de la vérité: la défiance envers les politiques et les institutions ne cesse de grandir. Comment accéder à la vérité si plus personne n’y croit, si chacun doute de tout? Est-elle en train de devenir inaudible?
Robert Maggiori: Lorsqu’on est dans le domaine de la science ou de la philosophie, il est banal de dire que la vérité ne peut être saisie, que nous courons après et que nous tenons à des processus de vérification qui sont momentanés. Et la science progresse ainsi, par rectification des erreurs. Mais si on dit à quelqu’un qui se méfie de la vérité que la science ne la trouve pas mais la cherche, il peut comprendre: "alors ce n’est pas la peine de chercher". Et par conséquent toutes les propositions se valent. C’est ainsi qu’on arrive aujourd’hui à ce marasme absolument invraisemblable où toute proposition vaut toute autre proposition. Qu’elle soit prononcée par un grand savant qui étudie l’origine du cancer du pancréas depuis 30 ans ou par quelqu’un qui a lu un article sur un réseau social : tout se vaut. C’est cela qui est tragique: la parole d’humbles recherches difficiles de la vérité donne lieu à un grand brouhaha où tout est mélangé: les opinions, les avis, les jugements, les théories… Raphael Zagury-Orly: Nous sommes les premiers, en tant que philosophes, à nous interroger sur les limites de la vérité. Nous ne tenons pas à des concepts dogmatiques et nous savons qu’il y a toujours le risque de l’irresponsabilité, du paraître, le risque de confondre l’éthique et le politique. Nous connaissons cela mais dans le cadre de la philosophie, ces risques sont nécessaires. La liberté philosophique n’autorise pas de dire n’importe quoi justement. Elle appelle à la plus grande responsabilité. L’espace public, aujourd’hui, participe à une logique tout à fait différente. C’est pourquoi nous appelons à une réorganisation de la discussion entre la philosophie et l’espace public à partir d’un certain rapport à la vérité.
Comment définir la responsabilité liée à l’acte de dire la vérité : s’agit-il davantage d’un devoir collectif ou d’une responsabilité individuelle?
Raphael Zagury-Orly: Si nous devions échapper à tout prix au risque de l’espace public, nous ne dirions plus rien. Cette tentation, de ne plus rien dire devant le marasme dont parlait Robert, existe aujourd’hui chez beaucoup d’intellectuels. Mais je pense que la philosophie, c’est justement celle qui prend acte de cette difficulté, de cette tragédie et qui la voit aussi comme une chance. C’est une manière de se risquer à la parole publique. C’est cela la responsabilité.
Le mal contemporain réside-t-il davantage dans le mensonge, tel qu’on le voit à travers la désinformation ou dans la sensation de posséder la vérité, d’être dans l’illusion sincère d’avoir raison qu’on retrouve aujourd’hui dans les débats publics et sur les réseaux sociaux ?
Robert Maggiori: Il y a deux choses: d’abord le mensonge délibéré. C’est celui qui est lancé pour créer des troubles politiques ou religieux. Il y a des officines qui travaillent sur la manière dont on peut constituer et lancer des fausses nouvelles. "X" est un réseau spécialisé dans ces choses-là. C’est vraiment une action guerrière contre non seulement la vérité mais aussi contre la paix des peuples, contre le fait de vivre ensemble tranquillement. Là, c’est presque une affaire de police. Mais l’autre est plus compliqué : c’est l’illusion de dire la vérité, lorsque le "ce que je crois" est avancé comme un drapeau alors que ça devrait juste être une petite phrase timide: "c’est moi qui le crois mais pardonnez-moi." Et alors, pourquoi c’est dangereux ? Parce que l’opinion est cimentée par les algorithmes. Parce qu’aujourd’hui quand vous appartenez à un certain réseau, vous retrouvez toujours les mêmes discours qui confortent votre opinion. Ce "ce que je crois" initial que je poste est repris et conforté jusqu’à faire croire à tous ceux qui sont dans cette même boucle que c’est la vérité. Là, ça devient très compliqué parce que celui qui est dans l’illusion, lui, ne le sait pas. Raphael Zagury-Orly: Il ne faut pas penser que la vérité est une fixation, elle ne fige jamais les choses. Elle nous invite à une inlassable expérience de la question, de l’inadéquation, de l’indétermination. On peut donc se méfier de certains faits et de ce que l’on voit. Charlotte Casiraghi: C’est pour cela que la vérité est liée à l’enquête. Je comprends que l’on se méfie des faits mais je crois qu’il faut quand même penser qu’il y a une capacité à approcher le réel. Il y a des manières qui, par une méthode, par une déontologie, permettent de garantir le fait de pouvoir s’approcher du réel sans le prisme de sa propre opinion, de ses préjugés et sans y projeter ses affects.
Nous vivons une époque où, de plus en plus, l’émotion semble l’emporter sur les faits objectifs. Peut-on dire pour autant que les émotions nous égarent systématiquement, qu’elles nous éloignent de la vérité ?
Charlotte Casiraghi: Je crois que c’est ni l’un, ni l’autre. Robert Maggiori : Moi j’aurais dit, c’est l’un et l’autre. Charlotte Casiraghi: Il n’y a pas à dire que l’affect est subjectif et que la vérité est objective. C’est bien plus complexe que cela. Une émotion peut être feinte, on ne peut jamais être sûr qu’elle est sincère et à la fois il n’y a rien de plus vrai. Personne ne peut remettre en question ce que vous ressentez puisque c’est quelque chose qui n’est pas forcément contrôlé. Donc je crois qu’il n’y a pas à statuer sur le point que l’affect est un opposant à la vérité. En revanche, ce qu’on remarque aujourd’hui, c’est que l’on cherche souvent à privilégier la réaction émotionnelle pour manipuler un esprit ou pour le séduire. Et on peut alors tordre ou biaiser le rapport à la vérité dans le but de produire un affect. Robert Maggiori: L’émotion, c’est à la fois ce qui permet de voir et ce qui aveugle. Sans émotion parfois certaines réalités n’ont pas leur prégnance. J’ai aperçu, l’autre jour, une vieille dame qui fouillait dans une poubelle et j’en ai eu les larmes aux yeux. Cette émotion peut certes me faire aller vers elle, me faire aller l’aider mais elle n’est pas en soi une politique. D’ailleurs, entre mon émotion et le fait qu’il y ait des politiques telles que plus personne jamais ne trouvera une vieille dame fouiller dans une poubelle, il y a le plus grand fleuve du monde. Et aujourd’hui, le danger c’est que l’émotion sociale, collective, a été provoquée par un certain nombre d’événements qui nous ont unis. Or, les hommes politiques peuvent se servir de celle-ci pour ne pas faire de politique au sens propre du terme c’est-à-dire faire bouger les choses.
Est-ce que tout le monde a, d’une certaine manière, le pouvoir de protéger la vérité ou du moins la recherche de la vérité?
Raphael Zagury-Orly: La question c’est plutôt comment protéger le concept de vérité ? Déjà peut-être qu’il ne faut pas passer son temps à le protéger. Le concept de vérité a besoin d’être exposé à la réalité, aux faits, aux émotions, il faut l’exposer. Il doit être ouvert à tout ce qui nous arrive dont les réseaux sociaux. On protégerait donc le concept de vérité de la philosophie en l’exposant et en prenant, avec lui, tous les risques de cette exposition à cette humanité qui émerge, à ces questions technologiques qui arrivent et qui nous débordent de manière assez évidente. Mais cela ne veut pas dire qu’on ne trouvera pas des modalités de pensées philosophiques capables de répondre à ces situations nouvelles.
N’existe-t-il pas des situations où le mensonge est préférable à la vérité? Où il est parfois juste ou même nécessaire?
Robert Maggiori: Kant tomberait dans les pommes parce que pour lui on ne peut jamais mentir mais sur ce coup, il disait des bêtises. Si le but de la morale, pour simplifier, c’est de faire le bien, il est évident que parfois mentir fait plus de bien que de dire la vérité. Je conclurai par ce que Jankélévitch citait cinq fois par cours: "Si la Gestapo frappe à votre porte et que vous avez caché un résistant dans la cave, et qu’elle vous demande: "Cachez-vous un résistant?", alors si vous répondez "non", vous dites un mensonge plus vrai que la vérité". Parce qu’il assure le bien de celui qui était caché.
Est-ce que vous vous souvenez de votre premier mensonge ou à défaut d’un mensonge récurrent que vous utilisiez pendant l’enfance avec vos parents?
Robert Maggiori: Je n’étais pas né quand j’ai commencé à mentir. [rires] Raphael Zagury-Orly: J’ai toujours beaucoup menti sur les friandises, les bonbons de mes frères que je mangeais, je niais les avoir mangés. Charlotte Casiraghi: Oui je crois que ça, on l’a tous un peu fait sur les bonbons. [rires] Robert Maggiori: Quand j’étais petit en Italie, notre jeu préféré c’était de se battre entre quartiers différents en lançant des marrons… Puis, en rentrant nos parents nous disaient: "Est-ce que vous vous êtes battus? Et à chaque fois c’était "non", même lorsque nos shorts étaient complètement déchirés!
Photo T.M..
Le programme
Ce mardi de 19h à 21h
La vérité en art avec Paul Audi, Celia Bernasconi, Didier Ottinger et Raphael Zagury-Orly. Au théâtre Princesse-Grace.
Ce mercredi de 10h à 11h
Matinale au marché: "L’éducation à la vérité". Au marché de la Condamine en présence notamment de l’écrivaine Vanessa Springora.
Ce mercredi de 12h30 à 14h
"Peut-on tout dire aux enfants? Parole et sexualité" avec Isabelle Alfandary, Cécile Ladjali et Chloé Sallée. Au théâtre Princesse-Grace.
Ce jeudi de 10h à 11h
"Matinale au marché: Le coût de la vérité". Au marché de la Condamine en présence notamment de Robert Maggiori.
Ce jeudi au théâtre Princesse-Grace, de 12h30 à 13h30
"Déjeuner-philo: La vérité chez Foucault" avec Judith Revel
Ce jeudi au théâtre Princesse-Grace, de 20h à 21h
Soirée de remise des Prix en présence notamment de Charlotte Casiraghi.
Ce vendredi de 10h à 11h
"Matinale au marché: Faut-il ne jamais mentir?". Au marché de la Condamine, en présence notamment de l’écrivaine Sarah Chiche.
Ce vendredi au théâtre Princesse-Grace de 12h30 à 13h30
"Déjeuner-Philo: La vérité chez Descartes" avec Pierre Guenancia.
Ce samedi de 9h30 à 10h30
"Matinale: Au diable la vérité!". Au Café de Paris, avec notamment Camille Riquier.
Ce samedi de 19h à 20h30
"Le rire de la vérité" avec le journaliste Mouloud Achour, l’humoriste et acteur Gad Elmaleh et la philosophe Olivia Gazalé. Au théâtre Princesse-Grace
Ce dimanche de 11h30 à 13h
"La vérité des muscles " avec Olivia Gazalé, Sandra Laugier et Robert Maggiori. Au Yacht-club de Monte-Carlo.
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