Germain Grangier aime jouer. Avec le terrain et les personnalités. À 34 ans, le Maralpin d’adoption est l’un des meilleurs ultra-traileurs de la planète. Pour atteindre ce niveau et grimper sur les podiums des courses les plus prestigieuses au monde, il avale des milliers de kilomètres dans les sentiers du département. Toujours avec ses objectifs en tête mais jamais sans oublier sa légèreté. Sur les réseaux, Germain devient Serge, un personnage décalé qui fait vivre son quotidien dans la nature avec autodérision. Mais demain à 18h, il ne sera pas là pour rigoler: le coureur prendra le départ de l’Ultra-Trail du Mont Blanc et ses 176km agrémentés de 10.000m de dénivelé. Troisième en 2023 en 20h10’52’, il aimerait passer un jour sous la barre des 20h. Cette course, sa méthode d’entraînement, le regard qu’il porte sur son sport: Germain Grangier est venu parler de tout ça aux lecteurs de Nice-Matin. C’était au début de l’été.
Tu t’es blessé aux côtes dernièrement. Comment as-tu fait pour te soigner?
Quand on casse un os, il n’y a pas grand-chose à faire à part se reposer et attendre qu’il se reconstruise. C’est un peu la douleur qui est le témoin de ce qu’on peut faire ou non. Le plus gros risque c’est de retomber. Moi, je suis tombé en Italie quand je préparais la course du Lavaredo en juin. Le lendemain j’ai fait une radio et les Italiens n’ont rien vu. J’ai couru une semaine dessus mais c’était franchement de la torture, je n’ai jamais connu de douleurs comme ça. J’ai refait une radio au bout de 8 jours et ils ont trouvé une fracture. En fait il y en avait même une deuxième. Mon docteur m’a arrêté quatre semaines en tout et six semaines pour la course à pied. Je lui ai dit que je ne pouvais pas (sourire).
Qu’est-ce qui est primordial dans la préparation d’un ultra?
Ces dernières années j’ai essayé de moins courir et de plus cibler les courses sur lesquelles je m’alignais. Je pense que ça m’a aidé. J’essaie aussi d’analyser le terrain sur lequel je vais courir. La nutrition, le repos… Je me demande comment je peux récupérer et en fonction de ça je fixe la façon de m’entraîner. Je peux assimiler l’entraînement uniquement si j’arrive à bien récupérer entre. Je n’ai pas eu de blessures majeures depuis 3 ans.
"Au début, je n’avais pas la charpente pour le trail"
Tu as dû adapter ton corps au début…
Je me blessais tout le temps. J’avais des tendinites ou des blessures qui montraient que je n’avais pas la charpente pour le trail. J’avais peut-être une bonne condition physique due au vélo, mais il n’y a rien qui tenait sur les efforts latéraux. Chevilles, genoux, hanches…
Comment on façonne cette charpente?
Au début, je me suis dit: "Ok, j’essaie de faire du trail mais en fait je ne sais pas courir." Je n’avais jamais fait d’athlétisme donc les premières années, j’ai commencé à faire des tours de piste pour essayer d’avoir une base, une foulée. Surtout l’hiver, loin des compétitions. J’avais un physique mais je n’avais pas de pied. Je suis resté sur des courtes distances, quand je faisais des longues je me blessais.
Tu as quand même terminé troisième de l’OCC en 2015, une course réputée de 50km!
C’est vrai. Je crois que j’ai commencé le trail vers 2011. Pendant trois ou quatre ans, je me demandais comment les autres faisaient pour courir 100km, moi je faisais 20 et je rentrais avec des douleurs partout. Je pensais que ce n’était pas pour moi. Mais en étant progressif et en prenant le temps d’apprendre… Je ne faisais pas de la course à pied, je faisais de la course à jambes! (sourire) Je n’avais pas de pieds, aucune stabilité sur les appuis.
Comme le parcours de l’UTMB est plus "roulant" que les courses maralpines, tu intègres du plat dans ta préparation?
Après les courses j’analyse les sections où j’ai perdu du temps et celles où j’en ai gagné. En 2021, j’avais vu que j’en avais perdu pas mal sur les parties en faux plat donc j’ai remis l’’accent sur les parties roulantes. L’an dernier, j’ai mangé du ski tout l’hiver et quand j’ai repris la course à pied j’ai passé plus de temps en basse vallée. Le parcours de l’UTMB est de plus en plus propre par terre, de plus en plus roulant. Ils refont des chemins donc c’est très rapide. Il faut vraiment visualiser la course qu’on va faire et étudier le parcours. Si tu prépares la Diagonale des Fous, tu ne vas pas t’entraîner en basse vallée. Le trail est tellement vaste qu’on se spécifie. Avant, tu pouvais être très bon sur un 20km et exceller aussi sur 100 miles (160km) mais c’est de plus en plus compliqué.
Comment arriver à ce gain de vitesse?
Au début, je pensais que pour être plus rapide sur plat il fallait que je fasse des 10km. Mais avec l’expérience, on se rend compte que quand tu as du plat au bout de 100km de course, ce n’est pas vraiment ta VMA qui va dicter ta vitesse. Il faut passer du temps sur ce type de sections après plusieurs heures de course à pied pour s’y préparer.
On ne risque pas de "perdre" les points forts?
Beaucoup de gens veulent tout changer d’une saison à une autre mais ils peuvent perdre leurs atouts. Il faut garder ce qui marche bien et essayer de lisser les points faibles. Tu ne vas pas inverser une tendance en un ou deux ans. Moi je passe aussi du temps à travailler mes points forts, la montée et la descente.
Un conseil aux amateurs pour devenir plus efficace?
Je dirais courir dans l’allure que tu penses avoir sur la course que tu prépares avec un terrain similaire. Si tu prépares une Diagonale des Fous en allant t’entraîner dans l’Esterel sur les pistes, ça va coincer. Ça n’aura rien à voir quand il faudra sauter de marche en marche. Plus de temps tu passes dans les vitesses et les pentes que tu vas faire, plus tu seras efficace. C’est pour ça que les locaux sont généralement forts quand il y a une course à tel ou tel endroit. On dit trail mais c’est hyper vaste. Tu peux faire une course de 50km et 1000m de dénivelé dans le nord de la France et 50km avec 4000m ici. On en revient à l’absence de cadre, c’est assez unique pour ça.
Il y a du stress avant un départ?
Je ne suis pas vraiment stressé non. Je ne pense pas à grand-chose, j’essaie de me relâcher. Déconner? C’est un peu le paratonnerre pendant la course, je peux faire deux-trois blagues aux compétiteurs, ça les déstabilise un peu (rire).
Quels sont les moments les plus difficiles en course?
Si c’était prévisible ce serait super cool (sourire). Généralement, les moments difficiles arrivent quand on ne les a pas trop prévus. Ça aussi c’est un travail en amont. J’essaie de travailler un peu tous les jours les stratégies à mettre en place pour ces moments durs. Quand ils arrivent en course, il faut que ça me coûte 0 effort en termes de réflexion. J’essaie de développer cette boîte à outils. Mais c’est super personnel, chacun a des leviers différents.
"Je me construis un univers déconnant"
On se rattache à des images?
Je me considère un peu comme dans un jeu géant, où j’évolue dans un milieu que j’aime. J’essaie de me connecter aux éléments, de m’interroger sur les sensations que je ressens. J’utilise plein d’outils personnels. Par exemple, pour la Diagonale des Fous, je m’entraînais les jours d’avant mais il faisait extrêmement chaud. Du coup, j’imaginais que j’avais un panneau solaire dans le dos et que plus il faisait chaud, plus ça me donnait de l’énergie. Dès qu’il y avait un peu de brise, je me disais aussi qu’il y avait un ventilateur. Ce sont des stratégies mentales, un univers totalement déconnant que je me construis. Mais c’est personnel: ça marche pour moi mais ça peut ne pas marcher avec d’autres gens.
Comment tu fixes tes objectifs?
J’essaie de les choisir en fonction de mon envie. Généralement, j’en fixe un gros dans l’année en construisant autour avec des courses de préparation. J’essaie de me challenger avec des courses qui ne sont pas toujours axées sur mes points forts.
Il est possible de te voir zapper l’UTMB une année?
Pour l’instant, à chaque fois que j’y retourne je fais mieux. J’ai l’impression que je n’ai pas encore fini mon introspection avec cette course. Je pense que je ferai l’impasse dans un futur proche.
Tu es libre ou les sponsors t’imposent des courses?
Je suis libre mais je prends pas mal de risques sur ma structure. Ça fait deux ou trois ans que je ne fais que du ski pendant cinq mois et mes sponsors ne me payent pas pour faire du ski. Ils comprennent que ça m’amène dans une bonne forme mais quand on prend une saison comme celle-là, ils n’ont pas eu trop de visibilité pendant que je faisais du ski. Ensuite, je me suis blessé donc mon dernier dossard, c’était la Diagonale (1). Du coup, je me retrouve neuf mois sans dossard. Si je foire l’UTMB, ce sera une belle année (sourire). Mais j’assume ces risques. Je préfère moins courir pour arriver très en forme.
Tu t’entraînes seul?
L’hiver, je m’entraîne beaucoup avec d’autres personnes en ski, plus pour le côté sécurité. En trail, je m’entraîne 95% du temps seul. J’aime bien ça. Quand on fait du volume, c’est important de rester sur ses allures. J’aime bien courir seul aussi pour faire tout le travail mental dont on parlait. C’est plus dur de s’entraîner tout seul mais tu développes plus d’interactions avec le terrain, des repères.
"Il faudrait harmoniser les courses"
C’est difficile de tenir un régime alimentaire?
Si tu es trop strict au niveau diététique sur toute l’année, tu ne vas pas y arriver. J’essaie de cibler des périodes où je fais plus attention. Si tu arrives à bien gérer le timing, c’est plus facile. Mais ce n’est pas évident quand tu es en période off, l’ennui va te pousser à manger alors que tu n’en as pas besoin.
Sur un ultra, la gestion des ravitaillements est stratégique.
L’an passé, je ne me suis arrêté que 10 minutes sur l’ensemble des ravitaillements de l’UTMB. J’ai voulu mettre la pression à Jim (Walmsley, futur vainqueur) sur un ravitaillement et finalement c’est lui qui m’a détruit. J’ai peut-être fait une erreur en voulant gagner une minute.
Un ultra peut aussi être impacté par des aléas… Des fois c’est le terrain qui va dicter ce qu’on peut mettre en place.
C’est ça qui me plaît dans ce sport. Sur l’UTMB, on connaît nos temps de passages mais s’il pleut plus rien n’est juste. Tu peux aussi péter ton bâton en pleine course. Ok, il y a une liste de départ et des favoris, mais après… On est vraiment proches de nos limites physiques. Je suis content qu’il y ait des gens autour parce que je me dis qu’à tout moment je m’écroule. Je pousse parce qu’il y a ces gens autour. On en est là (rire).
Il te reste du temps pour la vie personnelle?
Euh, pas tant (sourire). Sur les périodes assez intenses, il faut s’entraîner, manger, récupérer… Si tu fais trop de trucs à côté, ça va jouer sur les séances suivantes.
À quoi ressemblent les moments de détente?
Je vais dans mon jardin, je bois un café, je joue un peu de guitare, je vais me balader en montagne dans un endroit que j’aime bien…
"J’aurais du mal à revenir à une vie de bureau"
Il y a beaucoup de courses et de formats dans le trail. Trop?
Il y a plein de circuits différents et il n’y a pas d’entente globale. Tout le monde tire un peu la couverture et nous, on est au milieu. Ça manque de structure, c’est un peu complexe d’un point de vue extérieur. Mais moi j’aime bien cette absence de cadre, ça permet d’avoir plus de liberté sur les choix. Sur le format ultra, il n’y a pas de circuit prépondérant, il y a plutôt des grandes courses. Il y en a pour tout le monde mais le sport perd un peu en visibilité…
Dans les Alpes-Maritimes, les traileurs ont l’UTCAM (2). Comment vois-tu cette course?
C’est clairement plus difficile au niveau du parcours que l’UTMB. Le Mercantour est extrêmement exigeant. C’est plus sauvage, il fait assez chaud… À l’époque, c’était le parcours le plus dur que j’avais fait.
Et toi, tu penses recourir en compétition dans le 06?
Pas à court terme (sourire).
Comment imagines-tu l’après haut niveau?
Des gens me rappellent que j’ai un diplôme d’ingénieur, mais je pense que j’aurais du mal à être au niveau et à revenir à une vie de bureau après 10-15 ans à avoir été complètement déconnecté. Pour l’instant je n’y ai pas trop pensé, mais je me verrais plus avoir un snack ou un refuge en montagne que de revenir faire de la programmation sur un ordi. Peut-être que ça me plairait de partager avec des jeunes.
1. Il a participé au marathon de la Vésubie en mai à Roquebillière, une course qui n’était pas prévue initialement et n’était pas un objectif.
2. L’Ultra-trail Côte d’Azur Mercantour, disputé chaque année entre Monaco et Saint-Martin-Vésubie pour le plus long parcours (125km).
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