C’est la question que se posent bien des vignerons de Provence. Et qui taraude les amateurs du style de l’ancien propriétaire, le vigneron Matthieu de Wulf, connu pour ses vins biologiques, notamment ses rouges. Que va devenir le Jas d’Esclans?
Depuis que ce cru classé de Provence (1) a rejoint, en 2023, le portefeuille des Vins & spiritueux de Moët Hennessy (LVMH), les pronostics allaient bon train dans la vallée de l’Esclans à La Motte, théâtre d’opérations immobilières menées ces dernières années par le milliardaire Bernard Arnault: en 2019, le patron français du luxe s’offrait 55% du château d’Esclans, géré en copropriété avec Sacha Lichine, l’homme qui a su imposer le rosé comme un produit de luxe avec sa cuvée d’exception Garrus, à 100 euros la bouteille. Longtemps vin le plus cher du monde, avant d’être supplanté par le Clos du Temple du Languedocien Gérard Bertrand, à 190 euros la bouteille.
Et au milieu coule le rosé
En Provence, il manquait encore l’acte final lié au classement de 1955.
Il se profile, alors que deux millésimes du Jas d’Esclans manquent à l’appel: le 2023 et le 2024, non commercialisés. Mais vinifiés dans des petites cuves inox rapatriées dans le chai du château d’Esclans. Un temps d’observation. Et de bouleversements: des 55 hectares classés, 23ha ont été arrachés, principalement de la syrah, du mourvèdre et du carignan, cépages très typés pour le rouge.
"Nous écrivons une nouvelle page, cela prend du temps. De Wulf faisait beaucoup de rouges, nous, c’est uniquement le rosé", avance le directeur technique, Bertrand Léon. En 2024, dix hectares ont été replantés, du grenache et du Rolle. L’encépagement signature du château d’Esclans. Les prémices d’une absorption?
Autopsie d’un terroir
Château d’Esclans, Jas d’Esclans. Un ruisseau délimite les deux vignobles qui forment une entité historique, l’ancienneté du château d’Esclans remontant au moins au XVIIIe siècle. Ce serait même l’un des plus vieux domaines de Provence, signalé sur la carte de Cassini conçue sous l’ancien régime. Jusqu’à la scission, en 1939. Une dette de jeu avait contraint le propriétaire d’alors, Henri Penaud, à se séparer de l’ancienne bergerie (le jass, en provençal). Mauvaise pioche, car Jas d’Esclans rejoindrait quelques années plus tard le cercle très fermé des crus classés de Provence; château d’Esclans étant exclu de cette élite.
Les mauvaises langues disent que la vengeance est un rosé qui se boit froid. "Depuis longtemps, notre idée était de reconstituer la propriété historique. Je crois qu’à terme, le Jas cru classé n’existera peut-être plus", commente Sacha Lichine.
Après deux millésimes d’observation – des microvinifications parcellaires pour jauger la qualité des vins –, le terroir a parlé. " Sur notre colline calcaire, aux sols pauvres et bien drainants, nous faisons des vins beaucoup plus précis qu’en descendant de l’autre côté de la route où il y a plus d’argile et de sable (entendez par là, au Jas d’Esclans)", précise la star mondiale du rosé.
Et de poursuivre: "C’est l’esprit de la Bourgogne. Quand on grimpe la colline, on monte dans les crus, puis les 1ers crus". Une façon de remettre en cause le classement de 1955? Pour Sacha Lichine, ces délimitations n’étaient que les prémices d’une expertise du terroir qui s’est en suite généralisée à l’ensemble de la Provence. Depuis, d’autres terroirs ont été révélés, des vignerons défricheurs ont même repoussé les limites des appellations, parfois avec brio.
"Il y a quatre facteurs pour faire un grand vin, le terroir, le microclimat, l’encépagement et l’homme derrière la bouteille", aime-t-il rappeler. Entre son château d’Esclans et ses achats de raisin, Sacha Lichine produit plus de 10 millions de bouteilles de rosé, et il va lui en manquer. "Il nous faut plus de Garrus et de vins de château ", admet-il. Jas d’Esclans 2023 et 2024 pour le moment incorporés dans Whispering Angel (rosé de négoce et vin français le plus vendu aux États-Unis), viendront bientôt alimenter les vins du château d’Esclans. La fin d’un mythe.
1. En 1955, vingt-trois domaines varois ont obtenu par décret ministériel, le titre exceptionnel de crus classés de Provence, d’après une analyse de leurs terroirs, de leur savoir-faire et de leur notoriété. Il n’en reste aujourd’hui plus que dix-huit.
commentaires