Le marin le plus célèbre de notre région, bailli de Saint-Tropez, est mort à Paris en 1788. Tandis que la femme de sa vie était restée à Draguignan.
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André PEYREGNEPublié le 29/09/2019 à 16:30, mis à jour le 29/09/2019 à 16:30
Photo DR
Voyez sa statue sur le port de Saint-Tropez! Elle le représente massif, impérieux, regardant la mer Méditerranée dont il a largement dépassé les limites puisqu’il a parcouru les océans du monde entier.
Il est là, en majesté, Pierre-André de Suffren, sur le quai qui porte son nom, dans la cité dont le roi Louis XV lui donna le titre de bailli.
Il est considéré comme l’un des plus grands marins français. Napoléon a dit de lui: "Pourquoi cet homme n’a-t-il pas vécu jusqu’à moi, j’en eusse fait notre Nelson, et les affaires eussent pris une autre tournure!"
Mais l’homme était né trop tôt dans le siècle – en 1729, à Saint-Cannat près d’Aix-en-Provence. Il était le douzième enfant de Paul de Suffren, marquis de Saint-Tropez, premier consul d’Aix et procureur à la cour de justice de Nice.
Sa grand-mère, Geneviève de Castellane, était propriétaire de la seigneurie du golfe de Grimaud. Il a passé à Saint-Tropez une grande partie de son enfance, y a découvert la mer et la navigation. Puis ce fut l’école des jésuites à Toulon et ses premières classes de marin.
Le domaine de Bourigaille, au dessus de Fayence, dans le Var, où Madame. d’Alès accueillait Suffren.Photo DR et A.P..
À 15 ans, il part de Toulon pour participer, à quelques encablures, à la première bataille navale, celle du Cap Sicié en 1744. C’est aussi de Toulon qu’il prendra la mer pour ses campagnes en Méditerranée ou dans le reste du monde: Guerre de Sept Ans opposant la France et l’Autriche à l’Angleterre, Guerre d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique, campagne des Indes, d’où il revint en héros.
On a souvent raconté ses exploits maritimes dans nos colonnes. Mais pas sa mort. Or une énigme demeure autour de celle-ci. C’est elle que nous évoquons aujourd’hui. Pierre-André de Suffren ne s’est jamais marié, mais a eu, jusqu’à la fin de sa vie, une liaison avec une Dracénoise rencontrée à Toulon en 1752.
Âgée de quatre ans de plus que lui, Marie-Thérèse était comtesse d’Alès. Il fit sa connaissance lorsqu’elle venait de perdre son mari, le comte d’Alès, qu’elle avait épousé à Seillans, dans le Var, dix mois plus tôt.
amour par épisodes
Marie-Thérèse d’Alès et Pierre-André de Suffren ont vécu leur amour par épisodes, au gré des retours de campagnes du navigateur. Madame d’Alès a patiemment attendu son homme dans sa maison de Draguignan ou dans son "château de Bourigaille", situé dans la forêt, à une dizaine de kilomètres au nord de Fayence.
La maison de Draguignan; où elle habitait au 32-34, rue de Trans, a été partiellement détruite pour créer la traverse du Palais qui rejoint la rue des Jardins. Elle comportait trois étages et était dotée d’un puits. Un luxe non négligeable pour l’époque.
Quant au "château de Bourigaille", où revenait la retrouver Pierre-André de Suffren, il est décrit par le biographe de Suffren, Rémi Monaque comme "une vaste gentilhommière, dont le domaine existe toujours, à flanc de coteau dans un paysage boisé, auprès d’une source qui alimentait un petit lac aux eaux claires."
Toute la vie, Pierre-André de Suffren et Madame d’Alès se sont écrit des lettres. Cela n’a pas empêché Suffren, au gré de ses campagnes, de fréquenter les garçons. Le ministre de la marine Bourgeois de Boynes fait allusion à cela en 1772 lorsque Suffren postule pour la direction de la compagnie des jeunes gardes de Toulon, qui forme les jeunes officiers.
Le ministre écarte son dossier en commentant: "Pas de loup dans la bergerie!"
Statue de Suffren sur le port de Saint Tropez .Photo DR et A.P..
retraite à Paris
Au moment de sa retraite, le bailli de Saint-Tropez aurait pu venir passer ses vieux jours auprès de Madame d’Alès. Il n’en fit rien. Ce bon vivant préférait les fastes de la vie de la capitale à une existence provinciale.
C’est ainsi qu’il s’installa dans un hôtel particulier de la Chaussée d’Antin à Paris. Il avait douze chambres, une écurie de huit chevaux, des domestiques. Son goût de la bonne chère avait considérablement empâté son physique. On dit qu’il avait été obligé de creuser un arrondi dans sa table de travail pour y loger sa bedaine.
Rémi Monaque le décrit sans complaisance: "Le guerrier redoutable, le marin infatigable, se transforme en lourd pachyderme, quasi impotent, accablé par la goutte et par un érésipèle récurrent, souvent obligé de garder la chambre et incapable de travailler plus de quelques heures par jour."
Madame d’Alès s’inquiétait depuis Draguignan de son état de santé. Dans des lettres datées de début novembre 1788, il donne des nouvelles rassurantes. Il n’a pourtant plus que quelques semaines à vivre.
Retour chez lui en sang
Les événements se précipitent le 4 décembre 1788. Quel fut, ce jour-là, l’emploi du temps de Suffren? On l’ignore précisément. On sait qu’il quitta la Chaussée d’Antin pour aller assister à une assemblée de notables à Versailles. On sait aussi que, le soir, il fut ramené chez lui, en sang. Plusieurs personnes en furent témoin. Mais que s’est-il passé entre-temps?
Une première version évoque un duel auquel il aurait pris part dans les jardins de Versailles.
Cette version est accréditée par l’édition de 1923 du dictionnaire Larousse. Mais contre qui le bedonnant Suffren, âgé de 59 ans, se serait-il battu? Les historiens ont avancé une dizaine de noms dont l’ex-officier de marine Tromelin.
Celui-ci en voulait à Suffren de l’avoir radié des cadres des officiers de marine à la suite de la bataille navale de Sadras en 1782, lors de la campagne des Indes. On a également parlé d’un certain comte Cillart de Surville qui, lui aussi, aurait été déchargé de son commandement par Suffren. Dans certains ouvrages, on cite le duc de Mirepoix, sans donner d’autres précisions.
Suffren, empêtré dans son obésité, aurait été blessé à la poitrine ou à l’abdomen. Son valet l’aurait soigné en le couvrant de cataplasmes à l’ortie blanche et l’aurait ramené chez lui, la chemise maculée de sang.
visite à Madame Victoire?
Une autre version: Pierre-André de Suffren aurait rendu visite, dans sa chambre, à Madame Victoire [photo ci-dessous], l’une des filles du roi Louis XV. Pendant l’entretien, il aurait eu un malaise. Comme cette visite dans la chambre d’une femme appartenant à la famille royale était inconvenante, on aurait inventé l’histoire du duel pour dissimuler la vérité.
Suffren avait fait la connaissance de Madame Victoire à son retour des Indes. Elle était l’une des huit filles de Louis XV et de Marie Leczinska, restée célibataire bien qu’elle fût décrite comme « la plus belle des filles du plus beau des rois ». Elle avait 53 ans, Suffren 59.
Madame Victoire aimait entendre Suffren raconter ses campagnes héroïques. Il le faisait avec l’accent provençal que, paraît-il, il garda toute sa vie.
IllustrationPhoto DR.
À la suite de son malaise, un médecin aurait été appelé et aurait procédé à des saignées. D’où les taches de sang sur la chemise de Suffren à son retour chez lui. On possède le témoignage du docteur personnel de Suffren, Alfonse Leroy, venu le voir chez lui à son retour.
"Suffen était allé faire sa cour à Madame Victoire. Celle-ci frappée de sa mauvaise mine, voulut qu’il consultât son propre médecin. Celui-ci, ne connaissant pas son tempérament, le saigna: à peine piqué, il perdit connaissance. La goutte fit une métastase rapide sur la poitrine."
L’état du blessé, une fois rentré chez lui, s’aggrava. Le docteur Leroy constata le décès dans l’après-midi du 8 décembre 1788.
sa tombe profanée à la Révolution
Un autre témoignage donne une version moins romanesque de la la mort du bailli – une banale mort de maladie. Ce témoignage est celui du valet du neveu de Suffren, comte de Saint-Tropez, appelé à Paris en raison de l’état de santé alarmant de son oncle: "Monsieur et Madame le comte et la comtesse de Saint-Tropez sont arrivés à Paris le 7 courant, écrit le valet à maître de Roquebrune, avocat à Saint-Tropez. Ils ont trouvé Monsieur de Suffren au lit depuis trois jours et, le lendemain à trois heures et demie de l’après-midi, ils ont eu le chagrin de le voir mourir entre leurs bras, ce qui, comme il est facile à concevoir, les a bien affligés ainsi que monseigneur l’évêque de Sisteron. Un rhume, une goutte remontée, joints à une fièvre putride, pour tout cela les saignées, ont mis fin à ses jours".
Rencontre galante, duel de marins, simple maladie ? On ne saura jamais le fin mot de l’histoire.
Pierre-André Suffren fut enterré à Paris le 10 décembre, sous une dalle du cimetière de Sainte-Marie-du-Temple après une cérémonie en l’église de la Madeleine. Mais sa tombe fut profanée à la Révolution, en 1793, et ses restes dispersés.
Médaille de Suffren.Photo DR et A.P..
Couvert de dettes
Après sa mort commencèrent des affaires de succession. Car, malgré ses revenus confortables, cet homme était couvert de dettes. Il avait emprunté de fortes sommes d’argent sans qu’on en connaisse exactement la raison. Des mauvais investissements dans la Compagnie du Sénégal qui s’occupait de la traite des esclaves, des sommes d’argent versées à Madame d’Alès pour l’aider dans des affaires judiciaires à partir de l’année 1786, voilà qui peut expliquer le naufrage financier du marin.
Pierre-André de Suffren avait pourtant le sens des économies. A son retour de sa campagne en Inde, il avait écrit aux Tropéziens qui voulaient l’honorer: "C’est une grande satisfaction d’être célèbre dans le pays où, pour la première fois, on a été sur mer mais je prie instamment la commune de ne pas faire la dépense d’un buste, ayant au contraire l’intention de pourvoir au secours des pauvres et surtout des familles de marins qui ont péri dans la guerre. Si les habitants désirent m’avoir parmi eux, je vous enverrai mon buste en plâtre."
Les Tropéziens ne l’ont pas écouté puisque –bien plus tard, il est vrai – en 1863, ils ont lancé une souscription pour ériger la statue que l’on connaît. Elle fut sculptée par l’artiste toulonnais Marius Montagne et coulée dans du bronze provenant de canons pris à l’ennemi, offert par Napoléon III.
L’inauguration eut lieu en grande pompe le 4 avril 1866, avec présence dans le port de la flotte toulonnaise et grand cortège dans la cité. C’est cette statue que l’on voit sur le port de Saint-Tropez où le bailli de Suffren, massif, impérieux, regarde sans fin cette Méditerranée sur les flots de laquelle il a conquis la gloire.
Toulon, port d’attache et de triomphe
IllustrationPhoto DR.
Le port de Toulon a été le port d’apprentissage et de départ pour les grandes expéditions pour le bailli de Suffren, en particulier celui pour la guerre d’Indépendance des Etats-Unis. C’est aussi là qu’il a été honoré au retour de ses expéditions.
Le retour de la campagne des Indes, en particulier, s’est fait de manière triomphale le 26 mars 1784. La presse de l’époque rapporte que "le peuple s’est porté en foule pour le recevoir. Et les “Vive le roi, vive le bailli de Suffren !” y ont renouvelé la scène attendrissante du cap de Bonne-Espérance... Le maire et les consuls, en habits de cérémonie, ont été au-devant de lui, et le maire lui a donné la main pour descendre à terre."
Seul homme à bouder la manifestation, le chevalier de Fabry, commandant de la marine à Toulon, qui était en mauvais termes avec Suffren. On l’a vu dans le récit, Suffren n’avait pas que des amis...
repères
17 juillet 1729
Naissance à Aix-en-Provence
1744
Premiers combats au Cap Sicié.
1747
Est fait prisonnier par les Anglais au Cap Finistère.
1767
Mission au Maroc.
1770
Expédition contre le Bay de Tunis.
1771-1778
Campagnes en Méditerranée.
1778
Part de Toulon sous les ordres de l’amiral d’Estaing pour la Guerre d’Indépendance des Etats-Unis, se distingue à Rhode Island et à la prise des îles de la Grenade.
1781 à 1783
Campagne des Indes permettant aux princes hindous de s’imposer contre les Anglais lors des victoires successives de Gondelour (3 avril 1782), Négapatam (6 juillet 1782), Trinquemalay (25 août 1782) et à nouveau Gondelour (bataille navale et terrestre à partir de juin 1783).
8 décembre 1788
Mort à Paris.
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