"Quand j’ai vu la taille des poissons, c’était à peine croyable": à quoi la Méditerranée ressemblait il y a 80 ans?

Cela s’appelle "le syndrome du référentiel changeant". Au fil des générations qui passent, on oublie quel était l’état antérieur des milieux naturels. En mer, des images refont surface qui nous le prouvent.

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Sonia Bonnin Publié le 25/05/2025 à 09:30, mis à jour le 26/05/2025 à 14:26
Une heure de chasse sous-marine au Brusc (Var), en 1942. Deux générations plus tard, ces espèces ont quasiment disparu de ces fonds marins. Il n’y a plus jamais de poissons aussi gros. Repro film Par 18 m de fond, COUSTEAU / VÈCHE

C’est comme une amnésie. Qui se souvient du foisonnement d’insectes qui peuplaient le terrain vague à côté de sa maison, il y a cinquante ans? Qui se souvient des oiseaux qu’on entendait chanter?

Cette expérience, Vincent Bellingard l’a faite, mais pour la mer. À la tête de l’association Lei Bruscadou, il milite pour la protection des fonds marins et de la lagune du Brusc en particulier (Six-Fours dans le Var).

Un jour, il a découvert les images d’un film ancien "réalisé par le lieutenant de vaisseau Jacques Cousteau". Aux Embiez, juste devant chez lui. "Quand j’ai vu la taille des poissons, c’était à peine croyable. Je reconnaissais les lieux, mais ce que je voyais, c’était complètement autre chose!"

Une heure, 100 kilos de poissons

Datant de 1942, ce film montre une scène de pêche sous-marine. Équipés de harpons rudimentaires, en maillot de bain, avec masque et tuba, deux pêcheurs se mettent à l’eau depuis les rochers. "En une heure", la récolte est mirobolante, 100kg de poissons, par 18m de fond.

On voit un colossal mérou de 20kg, les flancs argentés d’une liche qui mesure 1m60… "Non, je n’ai jamais vu de liche, réagit Vincent Bellingard. Mais ici, de vieux pêcheurs en parlent."

À 83 ans de distance, ces images sont le témoignage d’une Méditerranée que nous ne reconnaissons plus. Le parallèle avec la biodiversité contemporaine est "marquant", selon Sylvain Couvray, biologiste marin à l’Institut océanographique Paul-Ricard, aux Embiez. "Aujourd’hui, les populations de poissons sont très différentes. Nous en avons la preuve, puisque nous pratiquons des comptages scientifiques. Mais il existe aussi des preuves visuelles, et ce film en fait partie."

Photo Par 18 m de fond, COUSTEAU / VÈCHE.

Aujourd’hui, certaines espèces ne sont plus là. "Les prédateurs comme les liches et les mérous ont complètement disparu". D’autres restent présentes, mais "les poissons sont globalement plus petits".

Le paradoxe est que "la pêche au petit métier, avec de petits bateaux et de petits filets n’a cessé de régresser sur la même période". L’atteinte à la biodiversité, estime le scientifique, est "le signe d’une sur-activité de prélèvement par la pêche loisir et le braconnage".

Hormis le moratoire sur le mérou et le corb, "la pêche de plaisance et sous-marine n’est pas, ou faiblement réglementée. Y compris dans une zone Natura 2.000, donc considérée comme une aire marine protégée."

Pour approcher une Méditerranée non pas intacte mais riche d’une multitude d’espèces, on peut prendre la direction du parc national de Port-Cros (Var), ou, à l’autre bout de l’arc méditerranéen, de la réserve nationale de Cerbères-Banyuls (Pyrénées-Orientales). Là-bas, vingt années de comptage scientifique ont permis d’identifier 1.200 espèces animales et 500 végétales. Un record.

"Je vois 100 ans en arrière"

Ingénieur d’études CNRS à l’université de Perpignan, Gilles Saragoni y est plongeur scientifique. "Dans la zone de protection renforcée de la réserve, témoigne-t-il, j’estime que je vois la Méditerranée, telle qu’elle était, il y a 100 ans en arrière: des mérous en pagaille et dans la même plongée, des dentis, des raies qui passent", décrit-il. Et sur le fond, "le corail rouge, les gorgones… Tout est en abondance." Ce paysage est un émerveillement, en même temps qu’un vertige. "Je suis capable de ressortir de l’eau avec une larme à l’œil."

Dans le reste de la réserve, sous protection partielle, "des espèces comme le mérou, le corb ou la dorade sont déjà moins abondantes". En dehors, "elles sont rares voire inexistantes".

À l’échelle du vivant, un siècle ou 80 ans sont une durée toute petite. Mais ce petit laps de temps a déjà de grandes conséquences.

Une note positive pour finir? Jusque dans les années quatre-vingt, les eaux usées étaient directement rejetées en mer, confinant parfois au cloaque. Si la qualité chimique et micro-biologique de l’eau a changé du tout au tout, c’est grâce à l’installation de stations d’épuration. C’est une décision collective qui a permis d’agir et de faire changer les choses.

L’océanographe François Sarano: "On ne fait que gérer la misère"

Comment mesurer la richesse d’un écosystème ? À cette question, l’océanographe François Sarano a une réponse qui repose non sur des quantités, mais sur les liens tissés entre les espèces vivantes.

« Dans une forêt, le chêne ne produit pas les mêmes interdépendances, selon qu’il soit un gland qui germe, un arbre de dix ans brouté par un chevreuil, ou un chêne de 700 ans qui fait de l’humidité et sert d’habitat à de nombreuses espèces », illustre-t-il. De même, dans le milieu marin, « on sent que ça joue un rôle capital. Si un individu a un an, ou 2 000 ans, comme un récif corallien ou de la posidonie, ce n’est pas la même chose ».

« Jeunes et immatures »

La vie a besoin de temps pour se déployer. Or, la gestion actuelle de la ressource halieutique « laisse évidemment un certain nombre de reproducteurs, mais écrête toute cette partie des poissons adultes, il n’y a plus de longévité ». Cela se traduit par des populations de poissons qui s’effondrent régulièrement.

« On ne fait que gérer la misère, tonne le scientifique. Les populations de poissons sont de plus en plus jeunes et immatures. Nous avons “juvénilisé” les poissons que nous exploitons. » Seuls ceux qui ont un cycle de vie court réussissent à se maintenir. Dans ce contexte, « l’écosystème devient formidablement fragile à tous les changements ».

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