"Nos études sont exigeantes. On a besoin de décompresser, de se soutenir": plongée nocturne dans la Faluche, cette sulfureuse confrérie étudiante à Nice
Immersion au cœur de la Faluche azuréenne, fraternité centenaire estudiantine. Entre rites, codes et beuverie, plongée dans cet univers festif et énigmatique.
Article réservé aux abonnés
Alexandre Ori et Tristan GasparroPublié le 21/09/2025 à 04:15, mis à jour le 21/09/2025 à 04:15
"Ça existe depuis 1888 ! À cette époque, pour les 800 ans de l’université de Bologne, tous les jeunes Européens portaient une coiffe, sauf les Français. Il fallait se distinguer : la faluche a donc été créée", témoigne un étudiant à Nice. Ici, des faluchards toulonnais en 2010.
Photo eric estrade
Les bérets noirs bariolés de pin’s attirent tous les regards, mi-amusés mi-intrigués. Un lundi soir de rentrée, dans les étroites ruelles du Vieux-Nice, les touristes s’écartent sur le passage d’un groupe d’étudiants à l’allure bonnarde et délurée, entonnant des chants paillards à tue-tête. Faites place aux faluchards, ces membres d’une fraternité estudiantine mixte, baptisée d’après la faluche, un pain rond et plat, épousant les mêmes formes que leur large coiffe. Emblématique, elle est bardée d’insignes à la symbolique connue des seuls initiés (lire ci-contre). "Un fin connaisseur pourra y lire toute la vie d’un frère ou d’une sœur. Ce n’est pas un déguisement", jette d’emblée Hugo (1) aux visages goguenards. "Ça existe depuis 1888! À cette époque, pour les 800 ans de l’université de Bologne, tous les jeunes Européens portaient une coiffe, sauf les Français. Il fallait se distinguer: la faluche a donc été créée."
Le cours d’histoire terminé, le groupe s’engouffre dans l’Antre, bar électro de la rue Benoît Bunico. Si l’on veut les suivre, le videur s’interpose: "Vous venez pour quoi?" Mieux vaut alors être accompagné par un sympathisant et le laisser parler: "C’est ok, on est là pour l’Apéral." Ça n’est pas un mot de passe (même si ça en a les effets), mais le nom des soirées hebdomadaires où se réunissent les affiliés et leurs amis. Sur son groupe Facebook, crée il y a dix ans, la faluche niçoise rassemble 1400 membres, en principe tous initiés, des Alpes-Maritimes à l’est Var. La grande majorité de ces étudiants suivent un cursus en santé. En ce lundi de rentrée, ils ont privatisé l’établissement.
"Nos études sont exigeantes, on a besoin de décompresser"
"Nous préférons rester discrets", confie Eva, "à cause de la mauvaise réputation. C’est vrai qu’on aime la fête, qu’on a des chansons dégueulasses et que pour nous rejoindre, faut relever des défis. On passe donc pour des zinzins qui pensent qu’à boire et à baiser. Mais en fait on est une bande d’amis très proches qui ne se seraient jamais rencontrés autrement, parce qu’on vient de filières différentes". Elle reprend son souffle et une gorgée de bière. "Nos études sont exigeantes. On a besoin de décompresser, de se soutenir. C’est juste de la camaraderie, il n’y a rien de scandaleux."
Moue dubitative et frustrée chez une partie de l’assistance juvénile, où la moyenne d’âge n’excède pas les vingt ans. La majorité entame sa deuxième année d’étude, principalement en filière santé. Mus par la curiosité, ils espèrent goûter aux excès de ces soirées réputées sulfureuses et lubriques. "Ce soir, trois impétrants vont faire leur déclaration", prévient un visiteur très enthousiaste. "Pour être acceptés, ils vont devoir répondre à des questions intimes devant tout le monde. Avant ils s’enferment dans le fumoir avec les plus anciens faluchards."
Symboles, chants et rites
De quoi alimenter les fantasmes... "Il ne se passe rien de salasse, faut se calmer, balaye un initié. C’est une simple évaluation de connaissances de l’impé. Il est coopté par un parrain ou une marraine qui doit le former. Nous sommes gardiens d’une tradition: symboles, chants et rites doivent être correctement transmis." Un postulant lacunaire est d’ailleurs recalé. "Je vous ai dit que c’était du sérieux", se marre le "fal" avant de descendre dans la cave du bar... où exceptionnellement la musique s’est tue. "La décla va commencer. Tout le monde ferme sa gueule!"
Silence total. Deux aspirants, une fille et un garçon, fendent une fosse compacte où l’on suffoque d’impatience, chauffé à blanc par des hymnes grivois. Le rite va enfin commencer. Sur une estrade, les candidats sont assaillis de questions. Les faluchards taquineurs les invectivent tour à tour... et mieux vaut avoir de la répartie. "Question de mythologie: d’un seul regard, Méduse pouvait pétrifiait les imprudents. De quel impudent pourrais-tu faire durcir le sexe?" Ou encore: "Question musicale: toi qui es flûtiste, à qui souhaiterais-tu jouer un petit air?" A chaque réponse, plus ou moins habile, la foule exalte, en redemande.
Voyeuristes et frimeurs, mèfi!
"Il y a plus de spectateurs que de frangins ce soir. Ils espèrent tous assister au Limousin", persifle un membre, excédé par "ces voyeuristes. Ils vont être déçus." La danse qui consiste à se déshabiller progressivement, parfois jusqu’à l’entière nudité, aurait été localement abolie à la fin du printemps. "On a eu des problèmes avec la fac, élude un membre, alors soyons sages." Mais pour couvrir de potentiels excès et préserver la relative confidentialité d’une déclaration, aucune photo ou vidéo n’est permise. "Le premier que je chope avec son tél, je le dégage." Ambiance. Bien vite réchauffée par une Nissa la Bella solennelle, époumonée la faluche au cœur.
Puis la foule se disperse, minuit approche, les récipiendaires ont réussi leurs épreuves... pour le moment. D’ici six mois ils seront baptisés, rite de passage fondateur où les défis s’enchaînent durant plusieurs jours. Là encore, l’odeur du soufre, qu’une falucharde s’empresse de dissiper: "Ça n’est pas du bizutage. Tout est fait avec consentement. Et nous n’aimons pas les prouveurs (frimeurs), qui ne savent pas poser leurs limites", jure-t-elle. Alors pourquoi si peu de transparence sur ces initiations? "Il faut bien garder la surprise aux petits nouveaux." Tout en faisant fantasmer admirateurs ou détracteurs... car que serait la faluche sans ses mystères?
* Parce que les faluchards se méfient des médias, ce reportage a été réalisé officieusement. Tous les prénoms sont modifiés pour garantir l’anonymat.
Photo volée d’une soirée falucharde, à l’Antre, septembre 2025. Photo Tristan Gasparro.
La faluche en quête d’un nouveau souffle
La faluche, fraternité estudiantine plus que centenaire, traverse aujourd’hui une zone de turbulences. À Nice, son folklore est en pleine mutation: entre interdictions, déplacements de soirées et évolution des pratiques, le groupe tente de se réinventer.
Un tournant après une hospitalisation en réanimation
En janvier dernier, un étudiant de deuxième année de médecine a été hospitalisé en service de réanimation après un bizutage organisé par plusieurs membres de la "Con", dont la fille d’un professeur de la faculté de médecine. Cette association, parasite et concurrente des structures étudiantes plus traditionnelles, s’était fait connaître pour ses soirées parmi les plus graveleuses et excessives. L’affaire a provoqué une onde de choc. En réaction, l’UFR (unité de formation et de recherche de médecine) a décidé de dissoudre l’association et d’interdire toutes les soirées alcoolisées affiliées à la faculté. Les événements festifs portés par le BDE (bureau des étudiants) comme par la faluche ont alors été brutalement stoppés.
Le temps du Groovin’
Jusqu’à l’an dernier, le rendez-vous phare des faluchards niçois avait pourtant ses habitudes au Groovin’, un bar jazz du Vieux-Nice situé au 1 rue du Moulin. Tous les lundis, on y organisait la fameuse soirée de l’Apéral. Le deal était simple: six tickets, six verres, pour dix euros. Un tarif imbattable qui faisait du lundi soir un moment incontournable. "C’était l’occasion rêvée de vivre l’expérience falucharde à fond, en une seule soirée", glisse un adepte. Mais une altercation entre le patron et un "chevalier" — titre honorifique attribué à des faluchards expérimentés, membres de la "Table ronde", sorte de conseil interne — a mis fin à l’idylle. Le Groovin’ a blacklisté l’événement, contraignant les étudiants à trouver refuge ailleurs.
Replié un temps au Bar à Pote (6 rue Saint-Vincent), un établissement plus petit du Vieux-Nice qui n’a jamais séduit les adeptes, le rendez-vous s’est finalement installé à l’Antre, temple niçois des amateurs de techno du 22 bis rue Benoît-Bunico. Tous les lundis dès 21 heures, l’événement survit, mais dans une ambiance très différente. Les tickets y sont désormais proposés à 15 euros pour quatre consommations, bien loin des tarifs d’antan. L’alcool, jadis central, est devenu secondaire.
Quand la "décla" perd de sa superbe
Le sommet des soirées faluchardes? C’était la fameuse "décla". Après les chants paillards, après les questions grivoises lancées à voix haute, venait l’instant tant attendu: l’apogée du rituel. Les hommes s’élançaient dans le Limousin (2), les femmes dans L’Auvergnat (3). Peu à peu, les vêtements tombaient. Les rires se mêlaient aux cris. Mais depuis le drame de janvier, tout cela a disparu. Plus de Limousin, plus d’Auvergnat. On chante, on rit, on boit encore un peu, mais la cérémonie s’arrête avant la danse. Certains parlent d’une fête "vidée de son âme". Car derrière ce jeu de nudité progressive, il y avait une "preuve d’audace", un "signe d’appartenance". Pour les anciens, c’était "le cœur du rite", le moment où tout se décidait. La danse marquait la fin de la décla, l’acceptation par la communauté falucharde.
Un passage obligé... et controversé pour son caractère potentiellement sexiste et humiliant. Autrefois, la règle était claire. Si le danseur ou la danseuse ne se déshabillait pas jusqu’au bout, la foule tranchait d’une seule voix:
— "Cette femme est un homme, elle n’a pas d’organe!"
— "Cet homme est une femme, il n’a pas d’organe!"
Une sentence qui témoignait d’une certaine pression de groupe pour inciter l’impétrant à s’exhiber, flirtant avec la ligne rouge du consentement. "Ma copine était pas trop chaude à l’idée que je me foute à poil, concède un faluchard, récemment accepté. Si on ne le fait pas jusqu’au bout, on est quand même accepté... mais on manque pas de se faire charrier. C’est pas plus mal si cette danse ne se fait plus." Une parenthèse avant un possible retour? "Le temps qu’on nous oublie..."
Une relève… très jeune
Aujourd’hui, la majorité des participants de l’Apéral n’ont pas plus de 21 ans. Les anciens, faute de temps ou par peur d’être perçus comme des "vieux", désertent progressivement. "Il y a un vrai décalage générationnel. On ne veut pas être vus comme ceux qui font l’année de trop", confie un ancien faluchard. Et pourtant, la faluche a traversé les décennies, survivant aux deux guerres mondiales, pandémies, interdictions et changements de générations. Elle raconte un parcours universitaire, une vie étudiante, des amitiés et parfois des amours. À Nice, un professeur renommé affiche encore fièrement sa faluche dans son cabinet médical. Preuve que, malgré les mutations, ce symbole étudiant n’a pas dit son dernier mot.
"Sur une faluche, on peut lire toute la vie d’un faluchard"
Lourde de symbolique et de pin’s, la faluche, pour qui sait la lire, est un livre ouvert sur la vie de son propriétaire. Sur le ruban qui ceigne le béret, se déroule la "circulaire", comprenant le pseudo donné lors du baptême faluchard et les initiales réelles. S’étire ensuite, tout en insignes, le parcours scolaire, du bac à la filière choisie, (satin jaune et casque de Périclès en Histoire, velours rouge et caducée pour médecine). Enfin, sont représentées les années d’études (par des étoiles) ainsi que les réussites (palmes), rattrapages (vaches) ou abandons (crânes et fémurs).
De la débauche à l’engagement associatif
Pour lire la coiffe, il faut la prendre dans le sens "occipital-frontal", avec l’accord de son propriétaire... sous peine de gages grotesques. Pour les écussons héraldiques, le béret se divise en deux: à droite, les origines géographiques; à gauche, la ville d’études. À Nice, l’Aigle écarlate nissart orne donc toutes les faluches.
Les pin’s se répartissent en quatre parties. La première revient aux insignes officiels, censés donner des informations personnelles: fourchette (fins gourmets), épée (fins baiseurs), chameau (célibataires traversant le désert), pendu (mariés), squelette inversé (hétéros), avec un diamant entre les jambes (homos). Le deuxième quart collecte les "pin’s persos" amoncelés en soirées ou voyages.
Le troisième quart accueille les trophées "rachetés" à d’autres faluchards en ayant bravé des défis, souvent des jeux d’alcool, notamment lors des critériums de médecine. Le dernier quart s’orne de l’emblème d’associations universitaires. Enfin, à l’intérieur de la faluche, se cache "le potager", jardin secret où poussent carotte ("acte valeureux et digne d’un grand baisouillard", poireau (fellation) ou navet (sodomie). Toute une littérature...
2. Danse masculine chantée en chœur jusqu’à la nudité du participant.
3. Danse féminine chantée en chœur jusqu’à la nudité de la participante
commentaires
ads check
“Rhôooooooooo!”
Vous utilisez un AdBlock?! :)
Vous pouvez le désactiver pour soutenir la rédaction du groupe
Nice-Matin qui travaille tous les jours pour vous délivrer une
information de qualité et vous raconter l'actualité de la Côte d'Azur
Et nous, on s'engage à réduire les formats publicitaires
ressentis comme intrusifs.
Si vous souhaitez conserver votre Adblock vous pouvez regarder une seule publicité vidéo
afin de débloquer l'accès au site lors de votre session
Nous avons besoin de vos cookies pour vous offrir une expérience de lecture optimale et vous proposer des publicités personnalisées.
Accepter les cookies, c’est permettre grâce aux revenus complémentaires de soutenir le travail de nos 180 journalistes qui veillent au quotidien à vous offrir une information de qualité et diversifiée. Ainsi, vous pourrez accéder librement au site.
Vous pouvez choisir de refuser les cookies en vous connectant ou en vous abonnant.
commentaires