"Je n’ai pas encore fait mon deuil": le déchirement des derniers pêcheurs de gangui en Méditerranée
C’est une tradition considérée trop destructrice. Après des années de dérogation, les pêcheurs au gangui vont remiser leur filet. Avec un sentiment de déchirement.
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Sonia Bonnin / sbonnin@varmatin.com Publié le 11/05/2025 à 08:12, mis à jour le 12/05/2025 à 18:09
Après des années de dérogation, les pêcheurs au gangui vont remiser leur filet. Avec un sentiment de déchirement.Photos Luc Boutria
Ils veulent témoigner et défendre «la bonne façon» de pratiquer la pêche au gangui. Sur le port d’Hyères, les Parlier sont deux frères, deux pêcheurs au gangui, depuis plus de quatre décennies. Leurs bateaux, le Bernadette et le Milon, sont promis à la casse. Philippe appréhende. «Je n’ai pas encore fait mon deuil.»
Parmi les pêcheurs, le gangui est d’une espèce à part. Une technique dite ancienne, qui consiste à tirer un filet au-dessus des herbiers de posidonie. Le filet s’allonge comme une chaussette remplie d’eau, deux panneaux le maintiennent ouvert, chacun pèse 60 kg. Chaussé d’une semelle en fer, qui évoque un ski, le panneau est censé «glisser sur la posidonie» – selon l’expression des pêcheurs.
Toute la vie animale qui niche et prospère dans cette prairie marine peut être prise.
«On tire le filet avec un angle vers le haut. Il y a un contact avec le fond, mais le but n’est pas d’appuyer, illustre Ghislain Parlier, en dessinant un angle ouvert avec ses mains. C’est comme si le filet était légèrement suspendu.» Le pêcheur est soucieux de faire comprendre ce qu’est, ou était, cet «art traînant», qui a perduré sur une portion de côte varoise.
« Un métier sur la défensive »
«Pendant des années, le risque était que la licence ne soit pas renouvelée. Le gangui est un métier sur la défensive, car on travaille sur un milieu sensible», poursuit le pêcheur hyérois, conscient de la fragilité de son environnement. «Mais pour nous, l’impact est modéré.» Au terme de deux décennies de dérogation, prolongée au fil des ans, le gangui arrive à la fin de son histoire.
Ce dimanche 11 mai 2025 est le dernier jour, le dernier gangui. «On veut sortir de cette pêche, droit dans nos bottes, annoncent les deux frères. Dimanche, ce sera la dernière. On fera cette pêche pour le plaisir.»
À l’entrée du quai des Pêcheurs, le bateau de Patrick s’est amarré. Le gangui a quelque chose de spectaculaire. On est loin de l’uniformité des poissons blancs d’Atlantique. Formes, couleurs et matières révèlent une palette invraisemblable, reflet de la biodiversité méditerranéenne.
Chaque jour où le temps le permet, avec de plus ou moins bonnes fortunes, le gangui ramène rascasses, vieilles, chapons, perches, sars, dorades, girelles, crabes (étaient-ce des araignées ?), poulpes, cigale de mer (à l’allure d’écrevisses), rougets, soles, rouquiers… Parfois des crevettes aussi. Là, entre 12 m et 35 m de fond, voilà ce qu’est la vie marine.
«C’est pour la bouille», s’écrient plusieurs clients, à l’instar de Josette et Jean-Marc, qui viennent ici depuis 25 ans. La bouille, c’est la soupe de poissons, «la soupe de roche». Sa saveur incomparable viendrait «de la variété des poissons, de la diversité et de la concentration des goûts». Les restaurateurs en sont friands. Un revendeur embarque toute la pêche du jour, lâche un «et encore, j'en ai pas assez», et démarre en trombe «vers Marseille».
«Comment on peut acheter du poisson?» demande une dame qui semble débarquer. Certains poissons continueront d’être pris par les fileyeurs, d’autres probablement pas. «Je suis triste de voir tout ça. Moi je suis un vieux con», livre Jean-Claude, un Hyérois qui passe à vélo. «On est malheureux, on perd un patrimoine vivant», maugrée un autre habitué. Puis vient sans surprise, «c’est les écolos».
De 50 bateaux à 9
Par le passé, «il y avait cinquante bateaux, décrit Yves Filancia, premier prud’homme de Toulon. Aujourd’hui, ils sont neuf. Neuf bateaux vont arrêter à cause de l’Europe et de la France». La plupart basés à Hyères.
En 2000 et 2017, d’autres générations avaient déjà abandonné le gangui, à l’occasion de deux premières vagues de sorties de flotte. Mais la prime «ne permet pas de se recycler», s’agace le Toulonnais. La majorité partira à la retraite, dans un contexte professionnel difficile. «Il n’y a plus un jeune qui veut venir, c’est une catastrophe», pointe le professionnel.
«Le gangui, on l’a assimilé au chalut, mais cela n’avait rien à voir, regrette le Seynois, Didier Ranc. Aujourd’hui secrétaire de l’Union régionale des prud’homies, il admet qu’il y a eu des abus. «Des bateaux plus gros, avec plus de puissance» qui n’ont pas respecté le poids maximal des panneaux qui pèsent sur l’herbier.
«Oui, du mal, il y en a eu de fait. Certains ont dépassé les bornes, lâche un autre pêcheur qui souhaite rester anonyme. Aujourd’hui, qu’on connaît mieux l’importance des herbiers, il semble difficile de maintenir “un art traînant” sur la posidonie.»
« L’espèce la plus menacée, c’est le pêcheur artisan »
Dans les Bouches-du-Rhône, Gérard Carrodano a rendu sa licence au gangui, il y a bien longtemps. «Pour les petits pêcheurs, c’était une bouffée d’oxygène», insiste-t-il. La gangui payait bien et cela n’a rien d’anecdotique, tant le métier a régressé.
Le premier prud’homme du port de La Ciotat le répète en forme de slogan : «L’espèce la plus menacée, c’est le pêcheur artisan.» Lui alterne les techniques, avec la conviction que «la polyvalence» est le bon credo. «Là, on a posé des filets à langoustine, narre-t-il. La veille, sur une palangre, on a remonté deux thons rouges de 40kg pièce.»
Le gangui permettait tout de même une répartition des pêcheurs, entre herbiers et reliefs sous-marins. «Il peut y avoir plus de pression de pêche sur certains secteurs», anticipe un fileyeur et palangrier hyérois, depuis le quai. Lui n’a jamais fait de gangui, ce «métier qui disparaît.»
Port Saint-Pierre à Hyères. Ghislain et Philippe Parlier, deux frères, deux pêcheurs au gangui.
Des « Lézardes » dans le plus grand herbier de la région
À l’échelle humaine, «il est impossible de voir la posidonie se régénérer à la hauteur des destructions qu’elle subit». Pour le professeur d’écologie marine Thierry Thibaut, il ne fait aucun doute que la pêche au gangui a participé à la dégradation des herbiers. C’est pourquoi il le dit sans fard : «Quand une tradition est destructive, on arrête».
Chercheur au laboratoire MIO (Institut méditerranéen d’océanologie), Université Aix-Marseille, il estime que l’interdiction était nécessaire. «La rade d’Hyères est lézardée de traces, comme des routes, au milieu de la baie. Y compris à des endroits, où ce ne sont pas les ancres des bateaux.» Des secteurs où la posidonie est morte. Or, le littoral hyérois représente le plus vaste herbier de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Un trésor.
L’écologue prend soin de dire qu’il n’est pas opposé à ceux qui ont pour métier de tirer leurs filets. «La pêche est ancrée en moi, mon père était pêcheur à Saint-Tropez. Il rêvait que je sois pêcheur. Mais je suis devenu scientifique. Si on dit qu’il y a un problème, ce n’est pas pour dézinguer un métier.»
Au mieux, quand la qualité de l’eau le permet, quand les ancres des bateaux de plaisance ne l’arrachent pas, la posidonie pousse de quelques centimètres par an.
L’herbier est déjà abîmé
«Le gangui est censé coucher les feuilles de posidonie. Pour le pêcheur, l’intérêt est de glisser, pas d’accrocher, nuance Pierre Boissery, expert mer à l’agence de l’eau. Mais comme l’herbier est déjà abîmé, comme il n’est pas continu, il y a un moment où ça peut accrocher.»
À ses yeux, «le gangui n’est sûrement pas la première cause de destruction, il faut hiérarchiser les causes». Historiquement, la pollution de l’eau et la destruction du milieu naturel pour aménager le littoral ont fait beaucoup plus de mal. Puis, l’essor fulgurant de la plaisance a gravement fait régresser certains herbiers.
Ingénieur au Gis posidonie, un regroupement de scientifiques, Patrick Astruch estime que «l’ancrage ne peut pas être tenu responsable de tous les stigmates, comme de longues traînées, en dehors des zones de mouillage.»
Par contre, il relève un autre défaut du gangui – mais qui est commun à plusieurs types de pêche. «C’est une technique non-sélective. Le souci, c’est qu’il prélève des juvéniles».
La posidonie est la grande pouponnière de la vie marine en Méditerranée. «Le gangui prend tout ce qui sort de l’herbier et ne se déplace pas assez vite. Des individus qui ne sont pas matures sont prélevés.»
En plongée, il est arrivé à Patrick Astruch d’observer en rade d’Hyères, «des secteurs très pauvres, alors qu’on est au-dessus de la posidonie».
Ce motif d’alerte n’empêche pas de prendre en compte «le besoin d’accompagner les pêcheurs. Socialement et dans leur changement de pratique.»
La posidonie, c’est quoi déjà ?
Souvent comparée à une forêt tropicale, la posidonie pousse grâce à la photosynthèse, stocke le carbone, produit de l’oxygène. Dans les petits fonds méditerranéens, elle ressemble davantage à une prairie, ce qui est scientifiquement exact, car elle est une herbe (et non une algue). Elle vit des milliers d’années. À ce titre, elle est un puits de carbone bleu.
La posidonie stabilise les fonds marins, atténue l’érosion du littoral. Écosystème à elle seule, elle permet une riche vie marine. Dont dépendent les poissons, y compris ceux que nous mangeons.
Après avoir dangereusement régressé, la posidonie est plus efficacement protégée. Les bateaux de plus de 24 m (ou 20 m selon les sites) n’ont pas le droit de jeter leur ancre sur un herbier.
Photo DR Laurent Ballesta.
Pétition pour la pêche artisanale et mobilisation ce lundi à Nice
Ils s’élèvent contre les quotas, jugés « inadaptés et déconnectés du terrain », en particulier en Méditerranée. Et dénoncent l’obligation de géolocalisation pour les bateaux de moins de 12 mètres, qui serait selon eux « une atteinte au respect de la vie professionnelle ».
Regroupés en un collectif informel, des pêcheurs professionnels de Méditerranée se donnent rendez-vous pour « une manifestation symbolique » à Nice ce lundi matin. Ils appellent à une mobilisation générale, « société civile, élus et institutions », pour demander une gestion concertée des espaces maritimes.
Le rendez-vous est fixé devant le centre administratif de Nice, une façon de dénoncer « l’accumulation de contraintes réglementaires et administratives ». Une pétition en ligne a été ouverte mi-mars, qui a dépassé la barre des 15 000 signatures.
www.change.org
Pétition pour la défense de la petite pêche artisanale en Méditerranée
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