"L’Ukraine, un laboratoire pour nos futurs investissements", selon Emmanuel Chiva, Délégué général pour l’armement

Dans un entretien exclusif à Var-Matin, Emmanuel Chiva explique les changements initiés au sein de la Direction générale et de l’armement et le rôle qu’occupe le conflit ukrainien dans l’institution.

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Nicolas Cuoco et Pierre-Louis Pages Publié le 11/12/2023 à 10:30, mis à jour le 11/12/2023 à 10:39
exclusif
Emmanuel Chiva, dans l’un de ses bureaux du VIIe arrondissement de Paris. (Photo N. C.)

Après plusieurs reports, le rendez-vous est finalement fixé dans le VIIe arrondissement de Paris. Délégué général pour l’armement (DGA) depuis août 2022, Emmanuel Chiva est à la tête de ce service de plus de 10.000 personnes dont la mission est de préparer l’avenir des systèmes de défense français et d’équiper les forces armées françaises.

En juin 2022, Emmanuel Macron appelait les industriels de l’armement à passer à un modèle d’"économie de guerre". Un an et demi après, qu’est-ce qui a changé concrètement?

Tout d’abord, j’aimerais redéfinir ce qu’est l’économie de guerre. Cela ne signifie pas que nous sommes en guerre mais que nous devons être en mesure d’accélérer notre production en cas de conflit à haute intensité. Avant juin 2022, l’industrie n’y était pas prête de par l’héritage de la paix et parce que les investissements allaient vers la recherche et le développement et non vers la production. S’intéresser à la capacité de production est donc quelque chose de nouveau. Plus d’un an après, il y a un certain nombre d’industriels qui l’ont compris et sur lesquels on peut observer des résultats. À titre d’exemple, je peux citer le groupe Thalès qui a doublé sa cadence de production de radar en passant de 12 à 24 par an.

Certains industriels refusent d’accepter le principe d’économie de guerre avec le risque de produire sans commande. Quel message souhaitez-vous leur faire passer?

C’est vrai qu’il y a encore de petites résistances. Selon moi, la Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, promulguée cet été, est un formidable business plan car elle donne de la visibilité sur cette période. Lorsqu’un industriel me dit "je ne sais pas si je vais vendre mes armes", dans le contexte géopolitique actuel et avec les 413 milliards d’euros que contient la LPM, je me permets de lui rappeler qu’il a une visibilité que toute PME adorerait avoir. Et malheureusement, l’augmentation de l’armement dans le monde va continuer.

Depuis, des entreprises relocalisent-elles leur activité en France?

À ce jour, je peux nommer deux entreprises qui relocalisent comme Selectarc, pour les baguettes de soudage de nos sous-marins, et Eurenco pour la poudre noire des charges propulsives des munitions de 155 mm. Les relocalisations existent et elles sont possibles grâce au travail que l’on fait sur l’économie de guerre. Ainsi, nous avons identifié des secteurs dans lesquels il y avait des dépendances et où nous devions absolument relocaliser. Ce qui fait revenir en France ces entreprises, c’est la disponibilité des matières premières, la main-d’œuvre et cette notion selon laquelle, du jour au lendemain, les équilibres internationaux peuvent être remis en question.

La DGA vient de passer commande des sept premiers patrouilleurs hauturiers. Il était temps, alors que l’ancien modèle est en service depuis 40 ans?

Bien sûr, il est temps et cela vaut pour remonter l’ensemble de notre appareil de défense. Je rappelle qu’avant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, le budget des armées était en décroissance. Les choses ont bien changé. Est-ce que ça suffit? Oui et non. Ça va suffire à notre ambition, mais il faut être conscient que l’on a de nouveaux besoins comme le spatial, les fonds marins, les champs immatériels.

Le conflit en Ukraine est celui de l’avènement des drones. La France a raté ce virage dans les années 2010, comment expliquer cet échec et de quelle manière rattraper ce retard?

Je ne vais pas vous dire pourquoi nous avons raté ce virage car je n’étais pas en poste à cette époque, mais oui, nous sommes passés à côté. Lorsqu’on rate un virage, il faut essayer de ne pas rater les suivants. Aujourd’hui, dans la LPM, on met une importance toute particulière sur le "patch drone" avec près de 5 milliards d’euros sur les engins de tous milieux (naval, sous-marin, aérien, terrestre). L’objectif pour nous est de trouver l’équilibre et de tirer les leçons de l’Ukraine. Ce conflit nous a montré que des appareils, dérivés des drones civils, pouvaient être utilisés dans certaines conditions. Il serait dommage de ne pas tirer parti du civil pour développer et militariser des gammes de drones. C’est le cas pour les drones sous-marins.

Justement, les fonds marins deviennent un espace de conflictualité. Pourquoi la France ne disposera seulement d’une double capacité qu’à l’horizon 2030? Cela paraît lointain.

En effet, la capacité pérenne que vous évoquez est inscrite dans la LPM. Cependant, cela ne veut pas dire que l’on ne va pas expérimenter des capacités intermédiaires avant. C’est ce que l’on fait et nous allons accélérer dans ce domaine.

On le voit sur les différents théâtres d’affrontements, l’armement évolue très vite. La DGA, avec son souci de perfection, a-t-elle entamé sa révolution?

Absolument, depuis un an et demi nous avons lancé le plan "Impulsion" dont l’objectif est de transformer la culture de la DGA. Cette transformation se fait aussi avec l’État-major des armées (EMA). Ainsi, le but de cette mutation est de généraliser l’analyse de la valeur du besoin. Pour vous donner une idée, les armées ne sont pas obligées de posséder, tout de suite, 100% d’une capacité. Souvent, ce sont les 10% restants qui coûtent très cher et qui sont longs à acquérir. Enfin, lorsqu’on spécifie un besoin, il faut se poser la question si cela est vraiment nécessaire. Par exemple, est-ce grave si un missile fonctionne moins bien entre - 20 et - 40 degrés, sachant que l’on ne se bat pas beaucoup à cette température? Avec cette réflexion, je peux parfois économiser 30% du coût d’un missile et je gagne deux ans sur son développement.

Des normes de la DGA ont-elles aussi évolué?

La DGA est une machine à risque. C’est nous qui disons: "Cet avion-là, il va voler et ne va pas s’écraser." Quelque part, on est en train de déroger à un certain nombre de choses pour satisfaire des besoins opérationnels, car on a déjà fait un gros travail de simplification. Un nouvel arrêté du 24 mars 2023 fixant les conditions d’utilisation des drones militaires a été publié. Il permet de réaliser des expérimentations plus facilement selon les différentes classes de drone. Auparavant, pour effectuer des essais d’un petit drone au-dessus d’une zone forestière, nous étions obligés de fermer la route voisine. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, de manière à le certifier plus rapidement.

Revenons à l’Ukraine, est-ce que ce conflit pourrait devenir un laboratoire pour tester de nouvelles armes et accélérer certains processus de validation?

C’est déjà le cas. Au mois de juin 2023, les Ukrainiens ont émis le besoin de posséder des drones d’une société française. Normalement, avec le canal historique de la DGA, cela prend quelques mois pour arriver à passer un contrat. Il se trouve que l’on a travaillé la force d’acquisition réactive dans le cadre de la transformation de la DGA. Le but étant de satisfaire le plus vite possible les besoins opérationnels. Ainsi, en juillet, le contrat a été passé à l’industriel, en août les premiers drones ont été expédiés et en septembre nous avons eu un retour d’expérience depuis l’Ukraine. Au total, trois mois se sont écoulés entre le besoin et le retour d’expérience. C’est une nouveauté.

En temps normal, un retour de ce type prend combien de temps?

Facilement une année. Ce conflit est malheureusement un laboratoire qui nous permet de voir les axes dans lesquels nous devons continuer à investir afin d’avoir des systèmes efficaces. Aujourd’hui, le principal problème des drones c’est le brouillage. Il va falloir accélérer dans ce domaine en même temps que l’on accélère le développement de ces engins. La résistance au brouillage est devenue une caractéristique centrale enseignée par la guerre en Ukraine.

Concernant l’intelligence artificielle, où en est son usage dans l’armement en 2023?

C’est l’une des priorités de la stratégie ministérielle. Aujourd’hui, c’est un petit peu la prose de Monsieur Jourdain, de l’IA il y en a partout: dans l’analyse de données, dans le renseignement, dans la maintenance ou encore dans la santé.

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