Vous aviez eu une première expérience avec la F1 époque Bernie Ecclestone. Quel souvenir en gardez-vous?
J’ai détesté. Je faisais du Moto GP depuis 10 ans et ça se passait super bien. J’étais devenu assez proche de Valentino Rossi et de l’écurie française Tech3. J’avais fait mon petit nid quand le rédacteur en chef m’a dit que j’allais faire de la F1, ce qu’a priori personne ne voulait faire. Cela devait être en 2008-2009 et j’ai été accueilli comme un chien. On ne m’a donné aucune clé et les journalistes ne me calculaient pas. Je voyais des collègues manger des pâtes dans des motor-homes et moi je quémandais pour avoir un sandwich. C’était l’antithèse du MotoGP et au bout de deux Grands Prix j’ai dit à mon boss que je ne voulais plus jamais entendre parler de la F1.
Avec le recul, comment expliquez-vous ce mal-être?
Avec Ecclestone, cela fonctionnait comme un petit clan et toute personne extérieure était considérée comme un virus quelque part. Quand je suis revenu en 2017, c’était tout le contraire avec les Américains. La meilleure illustration, c’est Netflix [et sa série Drive To Survive, ndlr]. Le but du jeu, c’est d’ouvrir. Et ce qui m’intéresse, justement, c’est de placer l’humain au cœur du process, d’enlever le casque du pilote.
Vous revenez donc par choix en 2017?
Non. J’étais au Mag depuis 1998 et j’ai été à l’impulsion de la création des pages essais auto, et comme personne ne voulait faire de la F1, mon red’ chef, Jean-Philippe Leclaire, ne m’a pas laissé le choix. J’avais cette appréhension d’un monde hostile, mais cela s’était ouvert et ça a été le plus beau cadeau professionnel qu’on a pu me faire. Je ne le remercierai jamais assez de la chance qu’il m’a offerte.
Frédéric [Ferret, responsable rubrique F1 à L’Équipe, ndlr] me disait que vous lui aviez fait peur la veille de votre premier Grand Prix en lui demandant à quelle heure aurait lieu le warm-up le dimanche...
[rires] Alors qu’il n’y avait plus de warm-up depuis 10 ans! ça partait très mal et ça a duré comme ça au moins pendant 6 mois.
Vous aviez le sentiment d’être un extraterrestre dans les paddocks?
Ah complet! Aux points-presse, je voyais que les gars pouvaient pendant dix minutes poser des questions sur la dégradation et la gestion des pneus, de l’undercut, etc. Je ne comprends rien, et ça ne m’intéresse pas d’avoir un personnage face à moi et de parler de la gestion des pneus. Et je ne pouvais pas, dans ces moments-là, aller poser une question sur le ressenti du pilote, surtout après ma première conférence de presse avec Ferrari. Je devais poser une question bien précise à Fernando Alonso sur ses années Renault. J’ai voulu faire le mariole et j’ai demandé à Fred (Ferret) une info statistique entre deux portes, que je n’ai pas vérifiée. Et donc là, je dis à Alonso: "Vous avez fait cinq saisons comme pilote et une saison comme pilote essayeur. Qu’est-ce que représente Renault pour vous?" Et devant 15 personnes, des spécialistes, Alonso commence à compter sur ses doigts. En gros, il me dit tes stats sont complètement bidons. Et là, je suis humilié complet et me demande dans quoi je suis tombé. Le premier moment où je suis confronté à 15 spécialistes de F1, je suis le baltringue absolu et je me dis que ça va être dur.
Et vous sentez les regards de la profession sur vous j’imagine...
Je n’ai même pas besoin de les sentir. [rires] Mais ils ne font pas de réflexions. Non seulement ils t’ignorent mais là, en plus, ils te méprisent. Ça fait beaucoup. Et moi qui aime l’humain, j’ai l’impression d’être entouré de robots.
Comment allez-vous chercher l’humain chez le pilote par la suite?
Par des portes dérobées. En parlant avec tout le monde. Mais sans jamais poser une question en conférence de presse parce que j’ai toujours peur, dans un monde qui est très spécialisé, de faire chier les autres et d’être ridicule. Et puis ce n’est pas forcément le pilote qui va te donner le bon sentiment. Tu vas t’intéresser aux gens qui vont lui servir du café, aux physios, à son manager, à d’autres collègues. Et puis, tu te nourris, tu lis aussi, tu t’informes. Puis tu finis par avoir un peu de matière pour écrire. Et quand je prends un rendez-vous, je ne demande que des one-to-one. Et comme peu de journalistes de F1 vont l’emmener là où toi tu vas, tout ce que tu risques de gagner, c’est d’un seul coup éveiller de la curiosité, de l’intérêt chez le pilote. Après, tu te balades, c’est facile.
Qui a été le premier pilote à vous tendre la main, à jouer le jeu?
Il y en a deux: Gasly et Verstappen, à qui j’avais envie de me frotter. Je vais le voir avec une idée en tête. Il y a un vieux bouquin de David Wiener, "Brilliant Orange", qui décrypte à travers le foot essentiellement, pourquoi les Hollandais sont brillants mais ne gagnent jamais et s’autodétruisent comme les Pays-Bas de 1974 et 1978 à la Coupe du monde. à cette époque-là, il est chez Red Bull, il est brillantissime mais sa voiture ne lui permet pas de pouvoir faire le match. Je me dis qu’il va passer à côté de sa carrière et être un Néerlandais typique, brillant mais sans titre. Et comme je suis d’origine hollandaise, que je connais bien la sélection des Pays-Bas, que j’ai eu la chance de connaître Johan Cruyff, tout ça me nourrissait d’une forme de mythologie. Au moment d’aller à l’interview, je vois le père de Max, Jos. Il est en train de boire un café, je l’interromps, me présente, et lui dis que je viens parler de la relation à l’échec et à l’histoire du football néerlandais, pour essayer de comprendre comment Max peut ne pas reproduire cela. Et il me dit: "Il n’en a rien à foutre, ça ne l’intéressera pas". [rires]
Mais vous persévérez dans cette envie de gratter le vernis...
Oui, car le mec me fascinait dès le départ. Son côté franc du collier, rebelle, ours. ça ne peut pas être qu’un robot et j’ai envie de savoir ce qu’il y a derrière. Donc je fais cette interview et, effectivement, je prends des vents. [rires] Mais on joue! Il me répond qu’il s’en fout mais je le ramène dans le duel de l’interview. Je veux absolument rentrer dans sa psychologie néerlandaise. Je ne sais même pas, à l’époque, qu’il est à moitié belge. Je l’amène sur le sujet et il me répond: "Moi, j’ai aucun doute. Je serai champion". En fait, c’est le fils de Jos. Il a été formaté. Le romantisme, il n’en a rien à foutre. Il s’en fout d’être beau et élégant ou de gagner salement. Il veut juste gagner. Donc il n’est pas Hollandais, il est presque Germain, Allemand, dans ce côté très hyper-realiste. Je vais le revoir après. Ici, à Monaco, et lui offrir le livre alors qu’il n’était toujours pas champion. Il se souvenait de notre interview. Je ne sais pas s’il l’a lu parce que six mois après il m’a dit qu’il n’avait pas eu le temps. J’étais vexé. [rires]
Il y a 20 pilotes chaque saison (sans compter les réservistes), certains sont-ils ternes? Ou restent-ils tous hors norme notamment quand on vient du monde du foot?
Je pense que j’ai vécu la décennie la plus riche au niveau intellectuel. C’est-à-dire que la plupart des pilotes sont brillants en face-à-face, du niveau d’un ingénieur. Il y en a un que je n’ai jamais réussi à approcher, c’est Lance Stroll. Mais ça n’a aucun intérêt. Le père, oui, j’aurais bien aimé. Les pilotes vivent des choses à 350km/h qui les rendent forcément hors norme. Quand je vois un footballeur, je me dis que je pourrais dribbler. Quand je vois le gars qui roule à 280 à Monaco, je ne pourrais pas et quelque chose me fascine. Et puis il y a tout l’environnement, les patrons d’écuries, les attachés de presse, les mécanos, ce sont des gens riches qui vivent 250 jours loin de toutes leurs références, qui se donnent.
Et il y a un autre truc. Cinq jours avant un match de foot, tu ne peux plus voir les joueurs, tu ne peux plus assister à l’entraînement, tu ne peux plus rentrer dans leur hôtel. Et à l’issue du match, s’ils ont perdu, ils te zappent en zone mixte. En F1, un mec se met dans le mur à 280km/h et, à partir du moment où il est déclaré physiquement safe, il vient en zone mixte. Et s’il y a 15 télés et journalistes, il répond à 15 interviews. Quand on est sur la grille, quelques minutes avant le départ, on peut avoir un mot avec un pilote, croiser son regard, sentir s’il est stressé ou décontracté. Un footballeur, tu ne peux plus l’approcher à 5 jours d’un match, et encore il ne faut surtout pas le déconcentrer. Je regrette d’avoir perdu une bonne partie de ma vie professionnelle à traiter l’actu foot.
Vous avez interviewé Lewis Hamilton trois ans de suite, avec l’idée d’aller chercher quoi en lui?
Je connaissais bien l’attachée de presse des montres Bell & Ross. Elle me propose un one-to-one. Je lui dis que je ne vais pas lui parler des montres qu’Hamilton porte et dire que ce sont les meilleures du monde, mais que je vais faire une interview sur le millième de seconde. Qu’est-ce qui fait que Lewis Hamilton fait autant de pole positions, a cette capacité à être le maître du temps? J’ai fait 20 minutes sur le millième de seconde. L’année d’après, j’ai fait une deuxième interview sur la gestion du temps en course. Comment on gère un Grand Prix. Et la troisième année, j’ai fait un entretien sur le temps qui passe, à travers la projection de tout ce qu’il a vécu et de tout ce qui lui reste à vivre. Il m’a dit: "Je vois des choses que tu ne pourrais pas voir. Mon cerveau est habitué à lire sur la piste qu’à deux centimètres près, le grain du tarmac va être différent et que de passer deux centimètres plus à gauche va me donner plus de grip. Ce millième de seconde, il est peut-être là. Mon œil va anticiper à 300km/h des choses qui pour toi et le commun des mortels sont folles". Derrière tout ça, il y a énormément d’humain parce qu’il te décrypte la machine qui est en lui. La carapace est facile à faire tomber.
Cette approche des pilotes reste marginale, Hamilton a-t-il été déstabilisé?
Non, Je pense que les pilotes n’attendent que ça. Et si on te donne du temps avec lui trois ans de suite et que la deuxième ou la troisième fois, il te remet, c’est que tu l’as intéressé. Parce que dans le paddock, je fais comme les autres, je lui fous la paix. Je ne vais pas lui taper dans le dos. J’imagine aussi qu’autour de lui, les gens de chez Bell & Ross et les responsables de chez Mercedes ont trouvé que le rendu faisait sens pour lui, pour sa marque, sans qu’on ait besoin de la présenter.
Et Charles Leclerc? Vous qui connaissez si bien Monaco...
Charles, c’est spécial. Je ne lui ai jamais parlé – au sens de faire une interview – parce qu’il est très proche de Fred Ferret. Et Fred Ferret, c’est quand même Monsieur F1. Moi, je suis là pour l’accompagner, pour amener autre chose. Je ne vois pas l’intérêt d’aller sur un territoire qui est déjà le sien. Alors j’ai un regard assez paradoxal sur Charles parce que je connais très bien ses frères, un peu sa mère, très bien Thierry Manni (son oncle), toute sa bande de potes que j’ai vus pour la plupart, sa maîtresse d’école en primaire, etc. Tout cela me permet de faire un kaléidoscope de Charles, et je n’ai pas besoin de Charles. Vu le peu de temps que tu peux avoir sur une saison pour avoir un vrai close-up avec lui, je préfère le laisser à Fred. Donc en fait, j’ai énormément écrit sur Charles sans jamais avoir besoin de le rencontrer.
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