"Ayrton ne sera jamais imité": Thierry Boutsen évoque la mémoire de son ami Senna

Résident monégasque, Thierry Boutsen évoque la mémoire de son ami Ayrton Senna, recordman de victoires à Monaco.

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Thomas Michel Publié le 29/05/2022 à 14:00, mis à jour le 29/05/2022 à 14:34
Thierry Boutsen a partagé de nombreux podiums avec Ayrton Senna, mais jamais à Monaco, où le Brésilien reste le recordman. Photos Collection Boutsen et AFP

Il a quitté la F1 en 1993 au Grand Prix de Belgique après onze saisons, trois victoires, quinze podiums, et une grande amitié avec une icône qu’il n’aura jamais considérée comme un rival : Ayrton Senna. Une proximité telle que Thierry Boutsen avait demandé au recordman de victoires (6) à Monaco de devenir le parrain de son deuxième fils.

Il n’en aura pas la joie. Quelques semaines plus tard, le génie brésilien s’envolait emporté par le maudit Tamburello. 28 ans après, la cicatrice ne s’est jamais refermée chez Thierry comme bien d’autres. Pudique, celui qui s’est reconverti dans l’aviation a accepté d’ouvrir l’album à souvenirs depuis son bureau de la rue Grimaldi, à Monaco.

Une conversation sans filtre où silences et sourires valaient bien des mots.

"Il est presque devenu un surhomme"

28 ans après son décès, Ayrton Senna reste dans tous les esprits…
C’est incroyable comme Ayrton a marqué le sport automobile en général, beaucoup plus qu’un Michael Schumacher, Lewis Hamilton ou Alain Prost. Il était tellement supérieur dans le style de conduite. Il arrivait à gagner avec tout et n’importe quoi dans des conditions parfois très difficiles. Il représentait ce très grand pays du Brésil dans tout ce qu’il faisait, il avait une aura gigantesque grâce à la presse qu’il y avait autour, sa famille, sa sœur, ses parents, etc. Il est presque devenu un surhomme. Il était inimitable et ne sera probablement jamais imité.

Il incarne une période révolue, moins aseptisée ?Celle des voitures manuelles…
Absolument. Le sport automobile a beaucoup changé et s’est aseptisé. Quand on faisait un Grand Prix de Monaco, on changeait manuellement 4.500 fois de vitesse ! Maintenant, c’est automatique. On conduisait d’une main et on pilotait de l’autre. À mon avis c’était beaucoup plus compliqué que maintenant, beaucoup plus fatigant aussi. À l’époque le pilote avait déjà besoin d’une équipe et de la voiture pour gagner, mais l’influence voiture-pilote c’était du 50-50. Aujourd’hui c’est passé à 80 % pour la voiture, 20% pour le pilote. D’ailleurs ce sont toujours les mêmes qui gagnent, avec les mêmes voitures. Les autres ne peuvent absolument rien faire.

Thierry Boutsen arborant une coupure de presse de l’une de ses victoires devant son ami Ayrton Senna. Photos George De Coster et Collection Boutsen.

Vous arrivez dans les paddocks en 1983. Ayrton Senna six mois plus tard. Quand vous rapprochez-vous ?
On s’est vraiment rencontrés la première fois au Grand Prix de Détroit en 1984, parce qu’on s’est battus en course comme des chiffonniers [rires]. Je n’avais pas une bonne voiture, lui non plus. On se passait et on se dépassait toute la course. Et puis j’ai abandonné. C’est là qu’on s’est retrouvés. On a commencé à se parler et puis on s’est retrouvés en vacances ensemble à l’Île Maurice, avec Gérard Ducarouge et les Lotus.

Vous découvrez alors l’homme…
On a sympathisé tout de suite et un lien d’amitié s’est créé. C’est vraiment le seul « ami » que j’ai eu dans le monde des pilotes. Ayrton aurait d’ailleurs dû être le parrain de mon second fils, il est parti 15 jours avant sa naissance.

Ayrton Senna est parti sans avoir eu d’enfant, mais on le savait très proche de son neveu, Bruno, et très engagé pour les enfants démunis. Comment a-t-il réagi à cette responsabilité que vous lui proposiez ?
Je lui ai fait la demande pendant des essais privés au Castellet, quelques mois après mon dernier Grand Prix en Belgique, en 1993. Il a tout de suite dit : ‘‘Pas de problème. Je suis avec toi, pour toi, pour ta famille’’. C’était un lien d’amitié pure.

En 1984, vous n’êtes pas qualifié à Monaco mais lui se révèle au monde dans une course d’anthologie interrompue par la pluie, alors qu’il est sur les talons de Prost. Plus qu’un pilote, on découvre un tempérament…
Pendant mon seul tour de qualif le moteur a cassé. Ayrton avait déjà une bonne réputation avant. Il ne lâchait rien, il était là tout le temps. Il avait sa façon de faire qui était très différente de tous les autres et puis il pouvait claquer la porte quand c’était nécessaire. Ce que personne d’autre n’a fait.

"C’était mon seul ami parmi les pilotes"

Comme à Suzuka et Spa en 1989 et 1990, où il fait face à Jean-Marie Balestre, président de la FIA, sur des questions de sécurité et de règlement sur la grille de départ…
C’était le seul capable de faire ça. Il avait le droit et l’autorité. Il était clair dans ses idées. Il savait très bien qu’il dominait son sujet mieux que quiconque. C’est ce qui fait qu’à certains moments, il tapait du poing sur la table quand c’était nécessaire. La sécurité, qui est quelque chose de très difficile à faire évoluer, a changé grâce à lui. Mais c’est une bataille que tous les pilotes ont menée dès la grève de 1982 avec Pironi [président de l’Association des pilotes, ndlr]. Cette grève était une révolution. Mais encore une fois, faire évoluer un circuit, techniquement ça demande beaucoup d’argent et d’énergie, et puis beaucoup de réflexion.

Senna était un porte-parole, mais pas un syndicaliste…
Non, il faisait ça pour tout le monde mais en son nom. Sa voix représentait tout le monde sans que ce soit officialisé.

Jean-Marie Balestre a été jusqu’à le menacer de lui enlever sa Super Licence. Était-ce un sujet d’inquiétude dans les paddocks ?
Il n’aurait pas pu lui faire ça. Je garantis que personne n’aurait pris le départ, cela aurait été un tollé général.

Photos Collection Boutsen et AFP.

Vous dites que Senna était votre "seul ami" parmi les pilotes. Pourquoi ? Vous vous fixiez des barrières ?
Non, mais il est très, très difficile de devenir ami avec un autre pilote.

"Un jour on ne peut plus accepter le risque"

Pour une question de concurrence ?
Pas du tout. C’est une chose dont peu de personnes parlent ou se rendent compte. Quand on est sur un circuit en bagarre avec un autre pilote, on sait très bien qu’on prend des risques pour nous mais pour lui aussi. Si on se crée un lien d’amitié avec quelqu’un, on sera incapable d’essayer de le battre, de freiner plus tard. Au risque de le toucher, de l’envoyer dans le rail et de provoquer un accident très grave, voire mortel. Ce risque-là, on est obligé de le prendre si on veut réussir, donc on ne peut pas être ami avec la personne contre laquelle on se bat. C’est un peu comme deux boxeurs qui ne pourront jamais être amis, sinon ils ne se battront jamais entre eux.

Alors quelle était la différence avec Senna ?
La différence c’est que j’avais un "respect" pour Ayrton parce qu’il était beaucoup plus fort que moi. Et que les autres d’ailleurs [rires]. Je n’étais pas à son niveau et je pouvais me permettre de le considérer comme un ami parce que je n’aurais jamais pris un risque qui puisse le mettre en danger. Lui non plus, de toute façon il était devant [rires].

Ça ne vous a pas empêché de vous tirer la bourre à la fin des années quatre-vingt…
Oui, mais il y avait toujours une petite distance de sécurité, qui était plus grande que celle qu’il aurait prise avec un autre pilote, comme lorsque j’ai gagné en Hongrie (1990). Pareil dans ma défense, j’étais très prudent alors qu’avec un autre pilote j’aurais été beaucoup plus agressif.

Avec un meilleur matériel auriez-vous pu le titiller à cette période ?
J’avais un moteur atmosphérique et il avait un moteur turbo. J’ai terminé six fois sur le podium à la 3e place derrière Prost et Senna, mais nous étions dans une course complètement différente. Quand ils me prenaient un tour je les laissais passer [rires].

Vous auriez pu courir dans la même équipe que Senna ?
On en a parlé un moment donné. On avait eu une réunion avec les dirigeants d’une équipe italienne [Ferrari, ndlr]. Mais ma participation dans cette équipe-là était liée à la sienne et lui a décidé de ne pas le faire. J’ai été obligé d’aller chez Williams.

Vous aviez en commun d’être de fins analystes des données de vos voitures…
Il adorait ça. Moi j’ai fait des études d’ingénieur et j’aimais autant la mise au point et le développement de la voiture que le pilotage. C’était 50-50, parce qu’en course on exploite ce qu’on a fait durant les essais, qui à l’époque étaient privés. Quand j’étais chez Williams, j’étais assis dans la voiture 120 jours par an ! Il y avait 16 week-ends de course et que des essais pour le reste. J’étais tout le temps en déplacement à gauche à droite à travailler, travailler, encore travailler.

L’athlète était aussi hors norme ?
Il n’était pas très en forme quand il commençait la F1 et petit à petit il s’y est mis. Il n’est pas devenu King Kong, mais il avait le physique tout comme le mental.

En dehors des courses, le génie était-il un homme normal ?
ça n’avait strictement rien à voir. On allait souvent passer du temps chez lui au Brésil avec mon épouse et mon premier fils. Il était tout à fait normal et très respecté par son pays. Tellement qu’il essayait de rester incognito chez lui.

Il ne vivait donc pas à 100 km/h dans le privé ?
Non, c’était quelqu’un de beaucoup plus calme. On allait se balader avec son hélicoptère et son bateau, faire du ski nautique.

"Le dernier arrivé à la pizzeria payait"

Et à Monaco, où vous étiez tous les deux résidents ?
On se voyait très peu ici, sauf quand il y avait le Grand Prix d’Italie car il y avait deux courses. La première sur le circuit, et la deuxième pour le premier qui arrivait à Monaco [rires]. On était quatre ou cinq à faire la course, avec Ayrton, Berger, Keke, Capelli. On se donnait rendez-vous à la pizzeria avenue Princesse-Grace et le dernier qui arrivait devait payer pour tout le monde. Fallait mieux se dépêcher [rires].

Photos George De Coster et Collection Boutsen.

Comment était-il à l’approche des courses ? Différent des autres ?
Complètement. La préparation des courses commençait deux ou trois jours avant et on ne pouvait pas l’approcher. On ne voulait pas l’approcher d’ailleurs. Par respect, on lui disait juste bonjour. C’était chacun pour soi.

Vous n’étiez pas à Imola le tragique 1er mai 1994, mais devant votre télévision ?
J’étais là le samedi. Après les crashs de Barrichello et Ratzenberger, je pars dans une ambiance lourde. Et le lendemain j’ai vu ça à la télévision comme tout le monde… J’ai vu et revu les images, puis j’ai assisté à son enterrement au Brésil…

Où vous portez son cercueil devant une foule impressionnante…
C’est irréel de voir quelqu’un aussi respecté par tout un peuple. S’il avait voulu devenir Président du Brésil, il aurait pu et aurait eu 100% des voix. C’était incroyable.On ne vivra plus ça. Après cela, chacun a fait son deuil de son côté et je crois que beaucoup le font encore. Moi notamment. ça ne s’estompe pas.

Continue-t-il de vous guider dans vos actions ?
C’est une bonne question. Je pense souvent à sa manière de vivre et de faire. Je me rappelle comment il gérait les problèmes. Et puis chaque fois que j’arrive à la date charnière de l’anniversaire de mon fils (24 mai), j’y pense bien sûr.

Vous aviez déjà perdu votre ami Stefan Beloff en course en 1985…
Dans ma carrière si je les compte j’arrive tout de suite à 15 pilotes décédés. Des gens dont on ne parle peu ou plus, comme Gardner, Paletti ou encore Christian Tarin.

Photos Collection Boutsen et AFP.

Ils vous suivent tous comme Senna ?
Certains oui. Christian Tarin était mon meilleur ami en Belgique, il m’a appris à piloter des avions. Il me manque beaucoup.On a vraiment passé des moments extraordinaires ensemble.

Continuer à rouler après tous ces drames, était-ce une manière de les honorer ?
Oui certainement. La course est un sport dangereux. Quoi qu’il arrive, on prend des risques. Et on doit en faire un peu abstraction sinon on n’arrive pas à rouler comme il faut. Quand on débute à 18-20 ans, on se dit que si on a un accident le lendemain ce n’est pas grave, on aura fait ce qu’on avait envie de faire. Et plus on avance, plus on réfléchit à la famille, aux enfants. Un jour on ne peut plus accepter le risque.

Comment le sait-on ?
Le déclic m’est arrivé un jour au Castellet. On préparait les 24 Heures du Mans, on faisait des essais sur 36 heures avec la Toyota.À 3 h du matin dans la ligne droite à 360 km/h, je me suis demandé ce que je foutais ici. Pourquoi je prenais encore des risques. J’ai fait les 24 Heures du Mans et j’ai eu un accident.
ça a été un arrêt un peu brutal, alors que j’avais décidé avant la course de m’arrêter. J’ai eu deux accidents qui auraient pu me coûter la vie, j’ai eu de la chance. La vie tient à un fil, mais tout dans la vie est dangereux.

Que doit-on retenir de lui ? Que chacun de ses actes bénéficie encore aujourd’hui aux pilotes ?
Absolument. (silence) C’est intéressant de reparler de tout ça, on n’a très peu l’occasion de revenir en arrière sur des événements aussi importants.

Intéressant et certainement douloureux…
Oui. On n’arrive jamais à faire le deuil de quelqu’un comme ça.

Bizarrement peut-être plus que pour ses propres proches…
Oui. Le lien d’amitié était tellement fort. Le bonhomme était vraiment très spécial, dans le sens positif. On peut trouver tous les qualificatifs qu’on veut.

C’était un être très spirituel…
Il avait une relation particulière avec Jésus. Il en parlait de temps en temps, même dans des conversations banales.

Sans prosélytisme…
Pas du tout. Il disait : ‘‘Je crois en Dieu, il m’a aidé. J’ai trouvé telle solution en y réfléchissant. Je sais qu’il y a quelque chose qui vient d’au-dessus’’.

Si vous deviez parler aux jeunes de Senna…
Il faut prendre exemple sur lui. C’est quelqu’un qui travaillait énormément, qui croyait en lui à 100 %, ne se faisait influencer par personne et ne cassait pas les autres. Il faisait tout et même l’impossible pour y arriver. No limit.

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