80 ans de Nice-Matin: la "Coopé", bien plus qu'une histoire d'argent
Chaque samedi, nous vous proposons un focus sur un événement qui a marqué l’histoire de "Nice-Matin". Aujourd’hui : le journal fut, jusqu’en 2014, une société à participation ouvrière. Un statut particulier qui explique beaucoup de choses…
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Lionel PaoliPublié le 13/09/2025 à 09:10, mis à jour le 13/09/2025 à 09:46
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En 1954, la coopérative perçoit 35 770 000 anciens francs et distribue en moyenne 145 000 anciens francs à chaque collaborateur, l’équivalent de deux mois de traitement.Photo archives N.-M.
Le paradoxe est déroutant : pourquoi Nice-Matin, organe de presse longtemps étiqueté à droite, a-t-il prospéré pendant près de 70 ans sous la forme d’une société "à participation ouvrière" ?
Répondre à cette question, c’est lever le voile sur un aspect oublié de la naissance du journal. Dès l’origine, l’entreprise est portée par une double influence : celle de "l’esprit de la Résistance" d’une part, celle de ses premiers dirigeants d’autre part. Or, parmi ces derniers, plusieurs revendiquent leur ancrage à gauche. C’est le cas notamment du premier p.-d.g., Paul Draghi, membre de la SFIO (1), adjoint au maire de Nice Jacques Cotta (2).
Ce terreau idéologique explique sans doute la volonté de "partager les fruits du travail commun" manifestée par les fondateurs. Ils décident, pour cela, de faire du journal une Société anonyme à participation ouvrière (Sapo).
"C’est une forme particulière de SA créée par la loi du 26 avril 1917, explique Charles Guerrin, membre du bureau de la coopérative de 1977 à 1998. Son objectif est d’associer les actionnaires et les salariés – qualifiés de’’coopérateurs’’ – à la gestion de la société et au partage des bénéfices. On distingue les ‘‘actions de capital’’, détenues par les actionnaires, et les ‘‘actions de travail’’, incessibles, détenues collectivement par les salariés-coopérateurs."
"Un petit chèque annonciateur d’autres"
Ce statut, qui préfigure "la participation" défendue par le général De Gaulle au début de la Ve République, n’a pas connu un grand succès dans l’entre-deux-guerres. Les propriétaires d’entreprise rechignent à partager, même modestement, leur pouvoir et leurs bénéfices. Quant aux syndicats, ils voient d’un mauvais œil cette forme suspecte de "collaboration de classes".
Tout change à la Libération. Pendant une brève période, les Sapo bénéficient d’un regain de popularité. Celle de Nice-Matin ne sera officiellement enregistrée que le 1er octobre 1947, deux ans après la parution du premier numéro. Mais cette ambition existe dès le départ. Le 26 décembre 1945, Paul Draghi y fait allusion dans un courrier adressé aux salariés.
"Le bilan de trois mois et demi de gestion est honnête, écrit le directeur. Il ne se traduit pas par une marge bénéficiaire mais, et vous le sentez comme moi, il est prometteur. C’est [...] en raison de ces ‘‘promesses’’ indiscutables que j’ai décidé de faire à chacun des collaborateurs du journal une avance sur une éventuelle participation aux bénéfices. Vous trouverez donc, sous ce pli, un petit chèque annonciateur d’autres, plus déterminants, que nous vaudra 1946."
Le virage de 1954
Draghi ne se trompe pas. Les dix années à venir vont être dorées pour les coopérateurs, qui disposent d’un quart des voix au conseil d’administration et perçoivent la moitié des bénéfices nets (3).
En 1954, la coopérative perçoit 35 770 000 anciens francs et distribue en moyenne 145 000 anciens francs à chaque salarié (4), l’équivalent de deux mois de traitement. Cette année-là, cependant, le successeur de Paul Draghi, Michel Bavastro, parvient à changer les règles du jeu.
"La direction a proposé de modifier les statuts en permettant à l’entreprise de provisionner, en plus de la réserve légale et des dividendes versés aux actionnaires, des réserves exceptionnelles non-limitées pour faciliter les investissements futurs", résume Charles Guerrin.
Ce choix est approuvé par les coopérateurs, le 14 juin 1954, à l’unanimité moins dix abstentions.
"Cette décision n’a pas eu d’effet immédiat, précise André Corral, ancien membre du bureau de la coopérative. Mais au fil des ans, les sommes mises en réserve n’ont cessé de croître, réduisant d’autant les fonds distribués au personnel. Cela a permis de financer les investissements massifs des années soixante et soixante-dix (murs, rotatives, informatique...) sans le moindre endettement, mais en siphonnant l’argent qui revenait aux salariés."
En 1979, après cinq ans d’un chantier pharaonique pour construire le nouveau siège du journal à l’ouest de Nice, les bénéfices sont réduits à la portion congrue (5). Ils reprennent de la vigueur au fil des années quatre-vingt, sans atteindre les sommets des premières années.
"Cette entreprise était la nôtre"
"Au-delà de la question financière, la Coopé’ suscitait un état d’esprit particulier au sein du journal, témoigne Charles Guerrin. Nous n’étions pas seulement des ‘‘employés’’ ; quelque part, cette entreprise était aussi la nôtre."
Ceci explique qu’après la fin de l’ère Bavastro, en 1998, la proposition du Groupe Hachette de racheter leurs droits aux coopérateurs contre une somme importante – l’équivalent de six mois de salaire – ait été repoussée avec dédain, alors que le partage des bénéfices n’était déjà plus qu’un souvenir.
Ceci éclaire la fronde immédiate, viscérale, qui a embrasé Nice-Matin en 2010, lorsqu’un actionnaire surendetté – le Groupe Hersant Media – a prétendu vendre le siège de la société pour renflouer ses propres caisses.
Cela permet aussi de comprendre pourquoi le projet de Société coopérative d’intérêt collectif (Scic), monté par les salariés en 2014 pour racheter leur propre journal, a paru couler de source : cette initiative était en cohérence avec l’histoire.
C’est la Scic, cependant, qui a signé l’arrêt de mort de la Sapo… avant que le rachat du Groupe Nice-Matin par Xavier Niel, en février 2020, ne mette un point final à cette aventure participative, exceptionnelle autant par sa durée que par l’engagement de ses acteurs.
1. Le Parti socialiste - Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) existe sous ce nom de 1905 à 1969.
2. Maire de Nice de 1945 à 1947.
3. Bénéfices versés « après les prélèvements du fonds de réserve prescrit par la loi et des dividendes aux actionnaires ».
4. 145 000 anciens francs de 1954 équivalent à 3 773 euros de 2024.
5. Ils ne s’élevaient qu’à 500 francs par collaborateur (313 euros de 2024).
En 1994, lors des célébrations officielles des "50 ans" de ‘‘Nice-Matin’’, Charles Guerrin – premier à gauche – siège à la tribune officielle en tant que secrétaire du bureau de la coopérative de main-d’œuvre. Photo archives N.-M..
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