Sur le pont d'Iéna samedi à Paris, les photos des parents et du frère d'Antoine Alléno figuraient parmi plus de 1.300 portraits de proches de victimes de la route dans une œuvre éphémère unissant l'association et l'artiste JR.
Les portraits ont disparu au bout de 24 heures "pour symboliser l'effacement de la mémoire de ceux qui restent, de ceux dont on ne parle pas", explique à l'AFP le chef étoilé Yannick Alléno, père d'Antoine.
"Ce qu'on essaie de dénoncer, c'est ce vide sidéral du non-accompagnement des familles dans le cas des homicides routiers, qu'il soit psychologique, administratif, financier, judiciaire. Il faut absolument qu'il y ait une prise de conscience de cette solitude", défend Isabelle Mescam Alléno, dont la vie a "basculé" le 8 mai 2022.
"Rien derrière"
"Je suis incapable de me rappeler l'hôpital où l'on s'est retrouvé. La seule chose qu'on m'a donné, c'est un bout de papier où il y avait un numéro des urgences psychologiques. Et puis c'est tout. Il n'y a rien derrière", regrette cette mère, qui peine toujours à se lever le matin et n'arrive plus à regarder les photos de son fils.
Selon la psychanalyste Cynthia Fleury, dans les cas d'homicide routier - dénomination créée par une loi le 9 juillet dernier en lieu et place de l'homicide involontaire pour les délits de la route -, le traumatisme des proches est souvent sous-estimé.
"L'ordinaire de la route vient masquer le fait que ce soit terriblement violent. C'est une réalité tellement quotidienne que ça paraît moins traumatique, entre guillemets, qu'un attentat", analyse auprès de l'AFP la professeure titulaire de la chaire Humanités et Santé au Cnam.
Selon elle, "ça donne une illusion d'optique, avec en plus le phénomène d'absurdité totale, - 'ça n'a tellement pas de sens' -, qui fait que ce n'est même pas l'extraordinaire qui a tué. Le traumatisme est très fort".
"Les uns et les autres sont laissés face à eux-mêmes dans les grandes épreuves comme celles-là et généralement, on considère que la loi ou que les processus d'accompagnement sont trop inhumains, ils sont déshumanisants, ce qui est souvent vrai, hélas", poursuit-elle.
Pour la psychanalyste, l'accompagnement permet "d'affronter la douleur sans se sentir abandonné, pour continuer à travailler, gagner sa vie, aider les enfants".
Si les comportements et contrôles ont évolué ces dernières décennies, plus de 3.400 personnes ont encore été tuées en 2024 sur les routes de métropole et d'outre-mer.
"Culpabilité"
Adeline Le Bonniec avait 9 ans quand son frère Florian, 14 ans, a été tué par un chauffard près d'Orléans. Elle se tenait juste à côté de lui lors de l'accident; c'était en 1999. Vingt-six ans plus tard, elle commence tout juste à se sentir mieux.
"J'ai eu l'impression de prendre 20 ans en une fraction de seconde. J'étais très mal dans ma peau, j'ai pris beaucoup de poids après l'accident. Et j'avais tout le temps la sensation que j'allais être abandonnée, parce que quelque part, mon frère m'a abandonnée", confie à l'AFP cette esthéticienne à domicile. "Il n'y a jamais eu personne pour nous accompagner".
Celle qui durant toutes ces années aurait "voulu être transparente" a engagé seule un travail avec une psychologue il y a seulement cinq ans.
"Je voulais comprendre ce qui n'allait pas. J'ai eu de la culpabilité d'être vivante, mon frère réussissait tout. Moi j'ai toujours galéré", souligne Adeline Le Bonniec, elle-même blessée lors de l'accident. Et d'estimer: "on a toujours minimisé ce que j'ai vécu, je n'ai jamais eu la reconnaissance de victime".
Son visage ainsi que celui de ses parents figuraient aussi dans l’œuvre éphémère sur le pont d'Iéna.
"C'est une reconnaissance qu'on n'a jamais eue et ça a débloqué des choses chez moi et chez mes parents. Ca permet d'avancer et de se dire que c'est la partie la pire de notre vie", se satisfait-elle.
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