"L’égalité des chances est un mythe": ce magistrat issue de la banlieue explique en quoi les origines sociales déterminent encore l’avenir de nos enfants

Youssef Badr, magistrat d’origine marocaine issue de la banlieue, explique en quoi les origines sociales déterminent encore l’avenir de nos enfants. Chiffres à l’appui, il démontre que l’inégalité s’impose dès le primaire.

Article réservé aux abonnés
ALP Philippe Minard Publié le 14/09/2025 à 09:15, mis à jour le 14/09/2025 à 09:15
Youssef Badr pourrait être le symbole de la méritocratie française et de son école publique. Magistrat au tribunal de Bobigny. Il a été porte-parole du ministère de la Justice de 2017 à 2019. Il a fondé, en 2021, l’association La Courte Échelle, qui lutte notamment contre le décrochage universitaire. DR

Quel regard portez-vous sur le concept d’égalité des chances?

On demande aux parents d'acheter des fournitures scolaires, d'être à fond derrière la scolarité de leurs enfants, de tout faire pour qu’ils puissent performer à l'école. Mais on sait pertinemment que les dés sont joués d'avance. L’école fait ce qu’elle peut, mais elle va difficilement rectifier toutes les inégalités, toutes les disparités, qu’il s’agisse de revenus, d’activités périscolaires, de l'apport culturel que pourront fournir les parents, du temps de lecture, de la disponibilité… Je dirais que l’égalité des chances est un très beau principe mais que malheureusement, dans la réalité, cela reste quand même un mythe.

Il apparaît d'ailleurs dans votre livre que seuls 10% des Français y croient encore…

Absolument, les gens sont parfaitement conscients de cela. Mais on se rend compte que le sujet n’est abordé que depuis peu de temps. L’inégalité a toujours existé, mais le système politique a toujours considéré que, grosso modo, quel que soit l'endroit d’où l'on venait, "si on voulait, on pouvait réussir…"

Ces inégalités se manifesteraient dès l'école primaire, estimez-vous?

Je dirais même, possiblement, dès la maternelle, en fonction des activités que l’on propose aux enfants et de ce qui se passe à la maison. Certes, cela relève de la vie privée, mais une fois que les portes du domicile se ferment, le temps passé par un enfant devant les écrans, l'investissement que pourront mettre les parents dans des activités extérieures, la possibilité de voyager et de rencontrer d’autres cultures sont des éléments déterminants. En CE1, 27,9% des élèves inscrits dans les écoles où les difficultés sociales sont les plus grandes ont un niveau satisfaisant en résolution de problèmes mathématiques contre 50,1% des élèves des écoles situées hors de ces territoires, tandis que 47% ont une bonne compréhension des mots à l’oral contre 79,7% des seconds.

Ces écarts ne se cessent ensuite de se creuser au cours du primaire. Certes, un enfant qui évolue dans un milieu pas forcément "favorable" peut envisager de longues études. Mais encore faut-il pour cela qu’il ne soit pas orienté ou réorienté vers une voie qui ne l’intéresse pas. Si ni lui ni ses parents ne peuvent résister au système, il ne pourra malheureusement pas influencer ces décisions d’orientation.

Vous rappelez malgré tout que l’école n’aggrave pas les inégalités…

Il est impossible de tout faire reposer sur le système éducatif. L’école n’aggrave pas les inégalités. En revanche, elle ne les corrige pas. Le problème de l'école, selon moi, est qu'elle ne fait plus rêver parce que l’on sait que l'avenir est à la fois lointain et totalement incertain. Il y a trop d’inconnues qui entrent en ligne de compte. Alors se présente la possibilité d’accéder à des filières plus courtes, qui permettent de travailler plus vite, mais aussi à des voies illégales, que certains vont finir par emprunter en y voyant la possibilité d’un avenir meilleur.

Cette inégalité flagrante, on la retrouve aussi sur les bancs des grandes écoles?

Dans tous les concours, vous retrouvez un maximum de jeunes issus des catégories sociales supérieures, et ce pour plusieurs raisons. La première, c'est que le système scolaire a déjà pratiqué un écrémage énorme. Ensuite, les contraintes financières liées aux achats de livres, au logement, la nécessité d’avoir un environnement structurant pour être accompagné vont tout simplement faire disparaître du système les plus démunis. Le système n'est même pas en capacité de désigner lui-même ceux qui auraient le potentiel pour aspirer à des grandes écoles.

C’est en cela que le parcours scolaire dépend d’abord de l’origine sociale de l’élève. On se rend compte que, malgré des dispositifs structurés et efficaces, qui consistent à aller chercher des gamins à potentiel hors des circuits habituels – comme celui imaginé par l’ancien directeur de Sciences Po Paris, Richard Descoings - le système est encore complètement verrouillé.

Outre l'origine sociale, l'origine ethnique joue-t-elle également un rôle?

On m’a demandé un jour de participer à un colloque sur le thème de la reproduction sociale. Il s’agissait d’évoquer mon parcours, les difficultés que j’avais pu rencontrer et le principe de la méritocratie. En échangeant avec un chercheur qui participait également, il m’a dit: "N'oublie jamais que l’on met en avant des profils comme le tien pour masquer la réalité. Tu es encore, à ce jour, l’Arabe qui cache la forêt". C’est vrai et l’expression est très juste!

Que faudrait-il pour corriger les choses en urgence?

Il faut un(e) Président(e) de la République qui fasse de l’école la priorité des priorités. Aujourd’hui, on se contente de mesurettes au lieu de mettre le paquet. Quand j’écoute les débats sur l’école, c’est à pleurer! Débattre des heures pour savoir si les mamans qui portent le voile peuvent accompagner les enfants… Vous pensez vraiment que c’est ça le sujet? On parle beaucoup d’économie, de l’inflation, du coût de la vie mais demandez à des parents ce qu’ils souhaiteraient par-dessus tout: ils vous répondront: "La réussite de nos enfants dans leurs études".

Vous êtes vous-même magistrat et vous alertez sur le décalage entre le monde judiciaire

et la population. Pourquoi?

Je pense en effet que la justice gagnerait à être composée de magistrats qui puissent avoir un regard différent du fait de leur parcours, en fonction de l’endroit d’où ils viennent. Quand on a un peu galéré dans sa vie, on a une manière de voir les choses différentes. Cela me semble fondamental car c’est une question de confiance en l’institution. Si la justice était le reflet de la population, avec une proportion représentative de sa diversité, on pourrait difficilement lui renvoyer des accusations d’incompréhension. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il ne s’agit pas de recruter n’importe qui pour atteindre la représentation du peuple, mais il convient selon moi de réfléchir sérieusement à la manière de sélectionner des étudiants issus de tous les

milieux pour exercer ce pouvoir si important et très visible.

Nous vivons toujours sur le principe de l'école laïque, gratuite et obligatoire. Remplit-elle encore son rôle?

L'école est encore profondément inégalitaire. En la comparant à la devise "Liberté, égalité, fraternité", je dirais de manière générale que, malgré tout ce que font les professeurs – et ils font énormément – elle ne coche plus ces cases. Néanmoins, pour finir sur une note positive, si je devais m’adresser à des enfants, je leur dirais de tout faire pour s’accrocher à l’école car le reste de leur vie se décidera en grande partie sur ses bancs.

 

> À lire: "Pour une justice aux 1.000 visages. Le mythe français de l’égalité des chances". (Éditions de l’Aube). 160 pages, 17 euros.

“Rhôooooooooo!”

Vous utilisez un AdBlock?! :)

Vous pouvez le désactiver pour soutenir la rédaction du groupe Nice-Matin qui travaille tous les jours pour vous délivrer une information de qualité et vous raconter l'actualité de la Côte d'Azur

Et nous, on s'engage à réduire les formats publicitaires ressentis comme intrusifs.

Si vous souhaitez conserver votre Adblock vous pouvez regarder une seule publicité vidéo afin de débloquer l'accès au site lors de votre session

Monaco-Matin

Un cookie pour nous soutenir

Nous avons besoin de vos cookies pour vous offrir une expérience de lecture optimale et vous proposer des publicités personnalisées.

Accepter les cookies, c’est permettre grâce aux revenus complémentaires de soutenir le travail de nos 180 journalistes qui veillent au quotidien à vous offrir une information de qualité et diversifiée. Ainsi, vous pourrez accéder librement au site.

Vous pouvez choisir de refuser les cookies en vous connectant ou en vous abonnant.