Alexandre Desplat est un homme pressé. Pour vous et moi, c’est synonyme de voiture à emmener au garage, de paniers de linge à vider et de journées à rallonge au boulot. Pour lui, cela signifie travailler avec les plus grands réalisateurs de la planète, diriger des orchestres philharmoniques pour des sessions d’enregistrement hors normes ou défendre des films dans les festivals les plus prestigieux du globe.
À Cannes, cette fois, il débarque avec deux longs-métrages dont il a signé la bande originale. Tous deux en course pour la Palme: The Phoenician Scheme de Wes Anderson et Les Aigles de la République, de Tarik Saleh. Dimanche dernier, le Français de 63 ans était aussi monté sur scène pour une leçon de musique organisée par la Sacem, en compagnie de son "buddy" Guillermo del Toro. Les deux hommes se sont bien trouvés: en 2015, quatre Oscars, dont celui de la meilleure musique, avaient découlé de leur première collaboration, sur La Forme de l’eau.
Mercredi, on a eu droit à une interview "surprise" avec le maestro, juste avant qu’il file vers d’autres cieux et la finalisation de la B.O. du Frankenstein de del Toro. L’occasion d’essayer de découvrir l’homme caché derrière la montagne de superlatifs et de trophées.
Enfant ou ado, de quoi rêviez-vous?
Quand j’étais gamin, j’aimais bien jouer la comédie. Au lycée, j’étais dans le club de théâtre, de la seconde à la terminale. Mais je crois que la musique l’avait emporté assez vite. À 16 ans, quand j’ai entendu la musique de Star Wars, j’ai ressenti quelque chose de génial, qui embrassait toute la musique du XXe siècle pour créer quelque chose de nouveau au service du cinéma.
Et puis un jour, bien plus tard, on vous a demandé de succéder au créateur de cette B.0. culte, John Williams, sur Harry Potter et les reliques de la mort…
J’étais comme un gamin quand je l’ai rencontré, très intimidé. Je l’ai revu depuis et à chaque fois, je ne sais pas quoi lui dire, c’est horrible. Et puis je n’ai pas envie de le déranger, parce qu’il a encore des notes de génie à sortir.
Quand on œuvre sur de telles sagas, on entre dans une autre sphère?
Oui, on sait que l’effet va être global, que le film sera vu du Japon jusqu’à la Californie. Ce sont d’énormes projets, avec beaucoup de musique, beaucoup d’attentes, un orchestre immense et des ressources colossales. Là, je viens de terminer un Jurassic World, le nouveau triptyque que j’ai fait avec Gareth Edwards, et c’est la même pression. Le faux pas n’est pas possible et les deadlines sont abominables.
En compétition à Cannes, on vous retrouve impliqué dans deux films différents. D’un côté l’univers pop de Wes Anderson, de l’autre le registre plus politique de Tarik Saleh. Votre marque de fabrique?
Cela correspond en tout cas à mon désir de toujours ouvrir mon champ de vision musical et de ne pas être coincé dans un style, que ce soit la comédie ou les films d’époque. J’ai beaucoup travaillé avec Wes Anderson. Pour chaque nouveau film avec lui, je peux renouveler la couleur générale tout en gardant un fil rouge. Chez Tarik, l’enjeu était différent. C’est un film noir, mais l’idée n’était pas d’amplifier ce qui était de l’ordre du danger, des tueries, de la violence. Au contraire, il fallait s’attacher aux personnages et suivre leurs parcours. C’est ce que je préfère.
Avez-vous en tête un projet où vous auriez cherché à créer de l’inconfort sonore, voire une forme de saturation?
Parfois, on veut marquer une tension pour que ça devienne étouffant. On peut commencer par faire entrer un seul instrument, puis amplifier l’orchestre, faire grossir le son et passer en stéréo pour provoquer un effet physique sur les spectateurs. Je me souviens que dans Un prophète (de Jacques Audiard, 2009), il y a une scène où Tahar Rahim est dans sa petite cellule. Pour faire comprendre qu’il essaye de s’échapper mentalement de cet espace clos, il y a la musique, qui donne la sensation de pousser les murs.
On vous considère comme l’un des plus grands dans votre domaine. Quel est votre rapport à ce statut et à la notoriété?
Je ne veux pas dire que je n’ai pas d’ego. Je suis un artiste, j’en ai forcément. Mais j’ai la chance de ne pas être un artiste pop ou un acteur. Je peux aller faire mes courses chez Monoprix sans qu’on me dérange, sans avoir besoin de mettre une fausse barbe. J’ai une grande humilité vis-à-vis de ce que je fais, la musique est ma déesse. Je crois que je suis détaché de tout ça. Là, je suis à Cannes, mais je pense surtout à prendre l’avion du retour pour me mettre au boulot. Parce que dans un mois, j’aurai 80 personnes devant moi à diriger pour la musique de Frankenstein.
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