Plus aucune vache n’avait pâturé les champs du hameau de Bouchanières depuis plus d’un demi-siècle. De cette époque révolue, il ne restait alors qu’un téléphérique désaffecté reliant les collines bucoliques à la commune de Guillaumes, dans la haute vallée du Var. Seuls quelques anciens retrouvaient dans leurs souvenirs de gamins, l’image de ces bidons de lait cru descendus par câble dans la vallée, jusqu’à la coopérative. Alors forcément, quand Julien Villon a débarqué en 2018 avec son projet de relancer l’élevage, les habitants ont fait les yeux ronds.
Parti de zéro, sans ferme ni diplôme, le trentenaire natif du village n’en démord pas: il va devenir vacher et faire remonter les troupeaux sur les estives abandonnées... Idéal fantasque ou courage pionnier? Le temps a tranché en faveur de l’éleveur. Le voilà propriétaire d’une quarantaine de vaches paissant paisiblement sur 80 hectares de prés. Élevé pour sa viande, le cheptel de la rustique race Aubrac, s’abrite désormais dans un hangar flambant neuf, érigé quasi exclusivement par le néofermier aux mains de maçon.
"Pour la fin d’année, il ne reste plus qu’à construire un petit magasin. Je ne fais que de la vente directe, en circuit court. Ça serait donc la vitrine de l’exploitation", se réjouit l’autodidacte.
"La montagne a retrouvé les paysages du siècle dernier"
"Mais tout ça, c’était loin d’être gagné", poursuit-il d’un air bonnard avant de retracer son parcours du combattant: "Je travaillais pour les routes du Département puis j’ai voulu donner un sens nouveau à ma vie. Quand j’étais petit, mes grands-parents élevaient des chèvres à Bouchanières et je trouvais qu’il y avait un potentiel inexploité depuis la disparition des derniers troupeaux."
La bonne intuition ne suffira pas à convaincre les vieilles familles, hésitant à louer (et encore plus à vendre) leurs champs. Du moins, jusqu’à ce que les vaches usent assez leur première colline, lui redonnant son vieux visage familier, blondeur d’estive étouffée jusqu’alors de broussailles et de bosquets. "La montagne a retrouvé les paysages du siècle dernier. En faisant place nette, les bêtes ont restitué cette vue aux anciens. Je pense que certains ont été émus de retrouver les vaches de leur enfance... et aussi le vrai goût d’une viande produite sans OGM [1]", se réjouit le Guillaumois.
"Être éleveur c’est être vétérinaire, comptable, commerçant, secrétaire"
Il se voit alors confier l’entretien de parcelles séculaires qui n’étaient plus fauchées. "C’était un grand gage de confiance. Et puis, les restaurateurs locaux ont commencé à jouer le jeu. Il fallait se montrer à la hauteur tandis que je découvrais un job très polyvalent. Être éleveur c’est être vétérinaire, comptable, commerçant... et secrétaire, avec une contrainte administrative très lourde. Heureusement qu’entre agriculteurs on se serre les coudes et que la mairie m’a soutenu."
Reste encore à ne pas oublier la famille: "Je commence la journée à cinq heures du matin, puis je rentre vers sept heures préparer mes deux fils pour les emmener à l’école avant de remonter à la ferme où je travaille jusqu’à la nuit. Quand ils sont en vacances, ils aiment bien m’accompagner et s’amuser à la ferme." De quoi leur donner envie de reprendre le flambeau? "Ils feront bien leur choix. C’est une vie dure... et en même temps si gratifiante", glisse celui qui a été élu président de la commission élevage de la chambre d’agriculture des Alpes-Maritimes. Un sacerdoce, assure-t-il, "pour faciliter le plus possible la vie des éleveurs, favorisant l’installation des jeunes et les reconversions professionnelles." Ça sent le vécu. Il en rigole puis reprend son sérieux, une flamme dans l’œil: "C’est le seul moyen de redonner vie à nos estives."
1. Organismes génétiquement modifiés.
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