78e festival de Cannes: un palmarès politique et intime

Cérémonie de clôture Hier soir, le 78e Festival de Cannes s’est achevé avec une Palme d’or pour l’Iranien Jafar Panahi et un prix d’interprétation féminine pour la Française Nadia Melliti.

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Jimmy Boursicot et Mathieu Faure Publié le 24/05/2025 à 22:09, mis à jour le 24/05/2025 à 22:09
John C. Reilly a poussé la chansonnette pour la cérémonie de clôture… Avec " La vie en rose " sur le tapis rouge.

Voilà, c’est fini, et la sensation est assez déroutante. D’un côté, on a l’impression que l’ouverture du Festival de Cannes a eu lieu il y a une éternité, mais les corps et les cerveaux (ou ce qu’il en reste) accusent le coup. Le déluge de glam, le défilé ininterrompu de stars sur le tapis rouge, les dizaines de projections enchaînées avec plus ou moins de réussite, sont bel et bien passés par là. Et de l’autre côté, on se demande si tout ça ne s’est pas évanoui trop vite, sans possibilité d’attendre jusqu’à l’année prochaine pour replonger. Comme si on avait éteint la lumière sans prévenir. Comme cela s’est passé d’ailleurs le matin de ce dernier jour, avec la panne d’électricité géante qui a touché plusieurs villes du département, dont Cannes.

Le Chinois Bi Gan se glisse dans le palmarès

"Cannes n’est pas à une contradiction près. Ce qui compte, c’est que c’est toujours le cinéma qui gagne", a glissé Laurent Lafittte, moustache et nœud pap’impeccables, au moment d’inviter le jury de la 78e édition, présidé par Juliette Binoche. Après deux trophées distribués en guise "d’échauffement", la Palme du court-métrage et le lauréat de la Caméra d’or (le palmarès complet en page suivante), on entrait dans le vif du sujet. Avec un prix spécial pour Résurrection, le film fleuve du Chinois Bi Gan (2h40), surprenante œuvre de science-fiction ayant divisé les critiques, mais qui faisait tout de même partie des prétendants à la victoire suprême.

Venait ensuite le moment de décerner le prix d’interprétation masculine. Une mission confiée à l’Espagnole Rossy de Palma, toujours aussi charismatique dans une robe noire très volumineuse. La récompense, réservée pour certains à Joaquin Phœnix (pour Eddington) ou Sergi Lopez (dans Sirât), atterrissait entre les mains de Wagner "Pablo Escobar" Moura. Connu sur la scène internationale pour son rôle de trafiquant dans Narcos, le Brésilien sera désormais aussi associé à son personnage de héros tragique de L’Agent secret, le film d’espionnage de son compatriote Kleber Mendonça Filho.

Pas de triplé pour les Dardenne

L’impeccable John C. Reilly se pointait ensuite avec un guitariste pour une petite parenthèse musicale, une version anglaise de La Vie en rose. De quoi adoucir, peut-être, la déception de ceux qui achèveront la réception bredouille. Pressentis pour devenir les premiers cinéastes à afficher trois Palmes d’or à leurs palmarès, les frères Dardenne, en lice avec Jeunes mères, devront se "contenter" du Prix du scénario pour cette fois.

Auteur d’un long-métrage aussi beau que surprenant, centré sur un père désespéré et des raveurs embarqués dans le désert marocain, le Franco-Espagnol Oliver Laxe, lui, semblait ravi de son sort. Comme à chacune de ses visites sur la Croisette, il est reparti avec une distinction. Après celles glanées dans les sélections parallèles, le voilà gratifié d’un Prix du jury, ex æquo avec Sound of Falling, de l’Allemande Mascha Schilinski, suivant l’itinéraire de quatre jeunes campagnardes du nord de l’Allemagne, sur quatre générations.

Mendonça Filho et son "Agent secret" salués deux fois

"Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez", a déclaré Oliver Laxe à la tribune, citant une phrase présente dans un verset du Coran. "Le Festival rassemble plusieurs latitudes culturelles, apprend à voir le monde comme si c’était la première fois. Vive les différences", a ajouté le réalisateur de 43 ans.

Son homologue Kleber Mendonça Filho était ensuite appelé pour venir chercher le prix de la mise en scène. "J’étais en train de boire du champagne", lançait celui qui avait eu bien raison de tester les bulles champenoises, puisque son Agent secret est le seul film à avoir remporté deux distinctions cette année. Même pas pompette, il alternait entre français, anglais et brésilien. "Je suis très fier d’être ici pour accepter ce prix. Le Festival de Cannes est la cathédrale du cinéma sur cette planète."

L’incroyable destin de Nadia Melliti

L’un des moments les plus rafraîchissants de la cérémonie de clôture arrivait ensuite avec l’attribution du prix d’interprétation féminine. Alors qu’une star hollywoodienne comme Jennifer Lawrence (pour Die, My Love), la magnétique Iranienne Golshifteh Farahani (Alpha) et la Norvégienne Renate Reinsve, déjà gagnante en 2022, étaient citées parmi les favorites, c’est Nadia Melliti qui l’a emporté pour sa prestation épatante dans La Petite dernière, de la Marseillaise Hafsia Herzi. Originaire de la région parisienne, toujours étudiante en fac de sport, la jeune femme de 23 ans apparaît pour la première fois à l’écran, après avoir été repérée lors d’un casting sauvage.

Dans ce long-métrage qui avait déjà reçu la Queer Palm samedi, adapté d’un roman de Fatima Daas, elle incarne un personnage pris en étau entre sa foi, sa découverte de la sexualité tout court puis avec des femmes, et une quête d’identité.

"C’est un immense honneur de me retrouver ici et d’avoir eu l’occasion de participer à ce très gros projet. J’ai une émotion à l’instant qui me traverse, je ne saurais pas vous la décrire mais elle est vraiment incroyable. Merci Hafsia pour cette audace, pour ce courage, et pour cette confiance que tu m’as accordée. Merci maman aussi, je sais que tu es en train de me regarder. J’espère que tu es très fière et que tu es contente", lançait Nadia Melliti, devant une Hafsia Herzi en pleurs.

Avant le moment tant attendu, celui de la révélation de la Palme d’or 2025 (lire ci-dessous), le Norvégien Joachim Trier repartait avec la "médaille d’argent", le Grand Prix, pour Sentimental Value. L’histoire d’un réalisateur ayant fait passer ses films et ses conquêtes avant ses filles, qui tente de réparer le passé, sur fond de deuil et de transmission.

Kleber Mendonça Filho, l’autre grand gagnant

L’Agent secret du réalisateur brésilien Kleber Mendonça Filho est l’autre grand gagnant de cette soirée cannoise puisque le film auriverde est le seul à répartir de la Croisette avec deux titres dans les valises: celui de meilleure interprétation masculine pour Wagner Moura et celui de la mise en scène.

Les deux hommes, amis dans la vie, partagent plus qu’un simple amour du cinéma. Politiquement ancrés à gauche, ils se côtoient depuis plus de 20 ans et ont souffert de la censure mise en place par l’ancien président Jair Bolsonaro auprès du monde artistique durant la présidence extrémiste d’un homme politique controversé et sulfureux. Filho-Moura est une association qui sonne comme une évidence dans ce film qui se déroule durant la dictature militaire qui régnait au Brésil entre 1964 et 1985 et qui rappelle à quel point la société brésilienne a souffert.

"Un acteur exceptionnel et un être humain très particulier"

Dans ce film subtil, qui retrace la fuite des élites, la paranoïa et la corruption permanente durant cette époque douloureuse et méconnue du grand public, la liberté artistique est un fil rouge nécessaire et défendu par le cinéaste et son acteur. Une résistance artistique qui fait écho, toutes proportions gardées, au combat mené par Jafar Panahi.

Absent sur scène, Wagner Moura n’a pas été oublié par son mentor. "C’est un acteur exceptionnel mais c’est aussi un être humain très particulier. J’espère que cette reconnaissance va lui apporter beaucoup de choses", a confié Filho.

Critique de cinéma et auteur avant de passer derrière la caméra, Kleber Mendonça Filho a toujours su filmer son pays autrement. Déjà récompensé à Cannes en 2019 avec le Prix du jury pour Bacurau, le metteur en scène originaire de Recife va sans doute user de cette nouvelle caisse de résonance cannoise pour porter son discours au-delà de ses films. Car même si le Brésil a retrouvé une forme de sérénité avec le retour au pouvoir de Luiz Inácio Lula da Silva, l’avenir du pays peut vite basculer comme nous l’avait confié Wagner Moura durant la quinzaine cannoise.

"Actuellement, nous vivons dans une démocratie même si le pays connaît de nombreux problèmes. Comme ailleurs, nous sommes polarisés et le dialogue entre les deux pôles est de plus en plus difficile et cela favorise la montée de l’extrême droite. En 2026, il y aura une élection présidentielle au Brésil, attention…"

L’émotion de Nadia Melliti, Prix d’interprétation féminine pour son rôle dans " La Petite dernière ".
L’actrice Cate Blanchett, qui a introduit la remise de la Palme d’or, félicitant le réalisateur norvégien Joachim Trier, Grand Prix avec " Sentimal Value ".

"Un simple accident", le triomphe tout sauf accidentel de Jafar Panahi

Une récompense pour son film, Un simple accident, où une Palme d’Or politique? Certains auront un avis tranché mais en tout cas, le réalisateur iranien Jafar Panahi a été récompensé par la décoration la plus prestigieuse du septième art. Une Palme d’or qui veut dire tellement de choses pour un metteur en scène condamné en 2010 par la justice iranienne à 6 ans de prison ferme pour propagande contre le régime alors qu’il devait rejoindre le Festival de Cannes pour faire partie du jury officiel. En liberté conditionnelle jusqu’à son arrestation en 2022, l’homme avait été libéré en 2023 après une grève de la faim et de la soif, date à laquelle il rejoint la France où vit sa fille, après délivrance d’un passeport par son pays.

C’est presque un survivant qui est monté sur la scène du Grand Auditorium, ce samedi, pour la réception d’une Palme d’or remise par Juliette Binoche, présidente du jury. "L’art provoque, questionne, bouleverse", confesse l’actrice française qui avait été introduite par Cate Blanchett dont la présence n’était pas anodine. La veille, l’Américaine avait apporté son soutien aux cinéastes en exil avec le Displacement Film Fund et notamment un confrère de Panahi, l’Iranien Mohammad Rasoulof (lauréat d’un Prix spécial l’an dernier à Cannes pour Les Graines du figuier sauvage). Panahi, Rasoulof, Roustaee, les réalisateurs iraniens sont des cibles de choix du régime de Téhéran. Pour preuve, Un simple accident a été tourné sans autorisation de tournage de la République islamique et les actrices du film ne porteraient pas le hidjab, ce qui est obligatoire pour les femmes en vertu des lois de l’État iranien. Pour l’homme de 64 ans, Prix du scénario à Cannes en 2018 pour Trois Visages et Caméra d’or en 1995 pour Le Ballon blanc, cette Palme d’or est un motif d’espoir.

"Le plus important est la liberté de notre pays"

"C’est vraiment difficile de parler, avoue, ému, le réalisateur. Permettez-moi de remercier ma famille, pour tout le temps où je n’étais pas présent avec eux." Jafar Panahi sait ce qu’il en coûte de réaliser des films en dehors du balisage étatique iranien. "Ce n’était pas possible de faire ce film sauf avec une équipe engagée, concède-t-il. C’est le moment de demander à tous les Iraniens, partout dans le monde, peu importent leurs opinions, mettons nos problèmes de côté, le plus important en ce moment est notre pays et la liberté de notre pays. Que personne ne nous impose ce que l’on doit porter comme vêtements, ce que l’on doit dire et faire. Le cinéma est une société, personne ne doit nous dire ce que nous devons faire ou non", conclut-il devant une salle débout acquise à sa cause. Son film sortira en France le 10 septembre et confirme que l’art est un levier de résistance et un contre-pouvoir politique. Il l’a toujours été.

 

Le réalisateur iranien Jafar Panahi, Palme d’or.
Le réalisateur chinois Bi Gan a été récompensé par la présidente du jury, Juliette Binoche, avec le Prix spécial du jury.

Le palmarès complet

- Prix d’interprétation masculine : Wagner Moura, pour L’agent secret.
- Prix spécial : Résurrection, de Bi Gan.
- Palme d’or du court-métrage : I’m glad you’re dead now, de Tawfeek Barhom.
- Mention spéciale du court-métrage : Ali, d’Adnan Al Rajeev.
- Caméra d’or : The President’s Cake, de Hasan Hadi.
- Mention spéciale Caméra d’or : My father’s shadow, d’Akinola Davies Jr.

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