Avec 150 000 ouvertures de comptes en deux ans, nous sommes en passe de devenir la première agence bancaire de France », annonce fièrement Christian Walosic. Il n'est pourtant pas guichetier, mais buraliste à Vence. Derrière son comptoir le représentant des débitants de tabac azuréen, comme nombre de ses collègues, ne se contente plus de vendre des paquets de cigarettes. Il délivre aussi des titres de paiement d'un nouveau genre depuis que Bruxelles, au nom de la libre concurrence, a cassé le monopole de la fameuse « carte bancaire ».
C'était en 2009, même si la France a traîné des pieds jusqu'en janvier 2013 pour transposer en droit français cette directive européenne. Depuis il est possible d'acquérir une carte Visa ou Master Card sans avoir à en passer par un établissement financier. Une aubaine pour les exclus du système bancaire, les e-consommateurs, certaines entreprises… Mais, aussi, pour les trafiquants en tout genre et même les auteurs des attentats de Paris !
5 à 6 millions d'exclus du système bancaire
Moyennant dix, quinze ou vingt euros, selon les marques, le précieux sésame de nos sociétés de consommation est donc, désormais, en libre accès dans les bureaux de tabac, les grandes surfaces ou encore sur Internet. Il suffit de fournir un numéro de téléphone mobile pour créditer ce bout de plastique qui vaut de l'or.
« Aujourd'hui, il est quasiment impossible de vivre sans, souligne Alain Bousquet, président de la fédération national des associations contre les abus bancaires (FNACAB). Pour réserver une chambre d'hôtel ou ne serait-ce que faire le plein d'essence en pleine nuit, il vous faut une carte bancaire. Le problème c'est que bon nombre de nos concitoyens en sont exclus, parce qu'ils ont été fichés par leur banque à la suite d'un incident. Cela concerne cinq ou six millions de personnes en France, rappelle cet Antibois. Il faut bien que ces gens-là trouvent une solution. La carte prépayée en est une ! »
Un anonymat qui profite aux criminels
Selon la banque de France, près de 116 000 personnes se sont ainsi vues retirer leur carte de paiement l'an passé. Ils sont la principale cible commerciale des sociétés Tarnscash, Nickel, PCS, Veritas, Ucash… Il existe en fait près d'une trentaine d'opérateurs, preuve de la vitalité de ce nouveau marché. Du coup, pour permettre aux usagers de s'y retrouver, Fabienne Iselin a eu l'idée de créer un comparateur en ligne. « J'ai 25 000 visiteurs uniques par mois », annonce-t-elle fièrement. Qui sont ces utilisateurs de cartes prépayées ? « Tous ceux qui sont interdits bancaires. Ceux qui, comme moi, ne veulent plus utiliser leur carte de crédit sur Internet de peur de se faire pirater. Des entreprises, aussi, qui les mettent à la disposition de leurs salariés en déplacement pour couvrir leurs frais. Et puis il y a ceux qui veulent envoyer de l'argent à l'étranger… »
Hormis la possibilité d'être à découvert, ces cartes prépayées offrent en effet les mêmes services que leurs sœurs jumelles adossées à un compte en banque. « On peut payer en magasin, retirer au distributeur et même effectuer des virements », explique Fabienne Iselin. « En toute discrétion », précisent en outre sur leur emballage la plupart des opérateurs. Car au moment de l'activation de votre carte de paiement par SMS ou sur Internet, il ne vous est rien demandé de plus qu'un numéro de téléphone mobile.
Elles sont donc anonymes. Du moins en dessous d'un certain volume de transactions. « Au-delà de 1 000 euros de débit par an il faut fournir une copie de sa pièce d'identité et un justificatif de domicile », souligne Fabienne Iselin qui reconnaît avoir dû à plusieurs reprises faire le gendarme sur son forum pour exclure « les fraudeurs » qui expliquaient comment contourner ces contraintes légales.
« Le plus simple est encore de multiplier les cartes prépayées sans jamais dépasser les seuils autorisés », souffle Stéphane, un enquêteur de la brigade financière. Les trafiquants de tout poil l'ont vite compris. Les terroristes aussi. L'enquête sur les attaques du vendredi 13 à Paris a d'ailleurs démontré que de telles cartes prépayées avaient été utilisées par les auteurs des attentats pour louer des chambres d'hôtel.
Une aubaine pour les escrocs
Au cours des dix derniers jours, sept plaintes ont été déposées au commissariat de Menton. À chaque fois les victimes décrivent le même scénario…
« Bonjour, c'est la police… » Au téléphone les escrocs n'hésitent pas à se faire passer pour des enquêteurs. Ils sélectionnent leurs victimes dans l'annuaire téléphonique, en fonction de leur prénom. « Ils ciblent des gens potentiellement âgés », explique Stéphane, un enquêteur de la brigade financière de la Sûreté départementale. Les aigrefins leur expliquent que leur compte bancaire a été piraté, qu'une enquête va être ouverte, mais qu'au préalable il fallait payer de pseudos frais de dossier… Pour d'autres ce sont des frais de douanes qu'il fallait acquitter avant de conclure une vente par Internet. « Des frais qui n'existent pas, souligne le policier niçois. De même qu'aucun service ne vous demandera jamais vos codes confidentiels par téléphone. » Et pourtant nombreux sont ceux qui se sont déjà fait avoir.
Le point commun entre ces affaires résolues récemment sur la Côte d'Azur, ce sont les cartes prépayées. À chaque fois les escrocs invitaient leur victime à en acquérir une, puis ils se faisaient communiquer les codes d'activation pour vider la carte. Rien de plus simple, ces titres de paiement permettent d'effectuer des virements internationaux. Et lorsque les policiers tentent de les tracer, ils remontent souvent à des identités frauduleuses. « Ils s'appellent tous Napoléon Bonaparte ou Azerty », souffle Stéphane. Les obligations relatives à ces cartes ne sont en effet que déclaratives. La plupart du temps il suffit d'un numéro de téléphone mobile pour ouvrir un compte. En passant par des cartes Sim elles aussi prépayées, on peut donc rester parfaitement anonyme. Dans la grande délinquance, ces nouveaux titres de paiement, qui sont parfois vendus par paires, sont même utilisés pour transférer de l'argent sale d'un pays à un autre. Dans le cas de la prostitution par exemple : « Les filles déposent sur leur carte leur recette de la nuit au premier bureau de tabac venu. Et le mac resté tranquillement en Roumanie ou en Bulgarie peut retirer l'argent au premier distributeur venu. La transaction est faite au nom de la banque, pas au sien », explique un autre enquêteur azuréen qui est tombé, au cours d'une affaire, sur un gros bonnet de l'évasion fiscale qui en avait quatre dans sa poche. « Les siennes lui avaient été fournies directement par son banquier Suisse. Elles étaient créditées à distance depuis ses comptes offshore. Comme ça, il pouvait retirer tranquillement l'argent qu'il avait dissimulé au fisc français, n'importe où dans le monde, y compris dans l'Hexagone. Plus besoin du coup d'aller en Suisse pour récupérer des liquidités au risque de se faire pincer par la douane. »
Pour ce spécialiste de l'économie souterraine « si on avait voulu faciliter le blanchiment d'argent, on n'aurait pas trouvé mieux ! » Ces cartes prépayées ont en quelque sorte importé en France le secret bancaire si cher aux paradis fiscaux.
Bercy veut les réglementer
« Si des terroristes parviennent à commettre des attentats, c'est parce qu'ils peuvent se procurer des ressources financières pour ce faire, en France et à l'étranger », soulignait en début de semaine le ministre des Finances Michel Sapin. Et les cartes prépayées constituent l'un de ces moyens.
« Elles sont utilisées dans l'économie souterraine, dans la criminalité organisée. C'est un outil qui remplace le cash, très discret, pas tracé », déplorait pour sa part Bruno Dalles, le patron de Tracfin. Voilà pourquoi Bercy veut davantage contrôler ce moyen de paiement qui, en dessous de 1 000 € de débit par an et 2 500 € de crédit, est quasi-anonyme. Il s'agit d'abaisser encore ces seuils. C'était prévu dans le cadre d'une directive européenne. Mais pas avant 2017. Il s'agit donc d'accélérer le processus. Reste à savoir si la Suisse y sera soumise. Car un petit tour sur les sites Internet de banques helvétiques permet de mesurer l'enjeu : on y vente allègrement des cartes prépayées, baptisées offshore ou anonymous permettant de retirer jusqu'à 10 000 € par jour sur des distributeurs français !
« Certains se sontengouffrés dans la faille »
« Moi, mon patron c'est Bercy et ma société de facturation c'est Logita, ex-Seita, autrement dit l'État », indique Ludovic, buraliste niçois, pour souligner « l'hypocrisie de ce système ». Comme beaucoup de ses confrères il vend des cartes de paiement. La fédération des buralistes est même actionnaire minoritaire de la société qui commercialise la carte Nickel, l'un des principaux opérateurs du marché. « Pour nous, c'est un produit de diversification qui compense la chute du tabac », explique Christian Walosic, le président des buralistes azuréens.
Un « produit » aujourd'hui tout autant décrié que la nicotine depuis que le parquet de Paris a annoncé que ces cartes prépayées ont servi à l'organisation des attentats du vendredi 13.
Voilà qui n'étonne guère Ludovic, pas dupe des « bateaux » que lui servaient certains de ses clients. « Ils disaient que c'était pour jouer au PMU, ou pour payer l'hôtel avec leur maîtresse… Surtout au début, il y a deux ou trois ans. Certains déposaient 3 000 ou 4 000 euros de cash sur le comptoir. D'autres y passaient une demi-heure pour créditer la vingtaine de cartes en leur possession : 200 e sur celle-là, 450 e sur celle-ci… Ils faisaient bien attention à ne pas dépasser les montants maximums pour rester anonymes. Il y avait les tapins, aussi. Et même ce gars qui m'en a pris tout un lot pour que son cousin puisse cantiner… En prison ! »
Des usages dévoyés de ces cartes de paiement, Ludovic le dit sans tabou : « Il y en a et tout le monde le sait ». À commencer par son « patron », l'État. « C'est ainsi dans la société d'aujourd'hui, dès qu'il y a une faille, il ne faut pas deux heures pour que certains trouvent le moyen de s'y engouffrer », souffle le buraliste niçois. « Pourtant ces cartes ont une vraie utilité, reconnaît-il. J'ai des amis, en instance de divorce qui y ont eu recours. Vous savez comment c'est les divorces… Ça se passe rarement bien. Ils se sont retrouvés avec leurs comptes bloqués. Ça les a vraiment aidés à s'en sortir. Il y a aussi beaucoup de gens interdits bancaires qui les utilisent. Pour eux, c'est bien. »
De l'autre côté du comptoir et dans un autre tabac du quartier, Malik avoue être client : « J'en ai une, c'est pour mes achats sur Internet, confie-t-il. Au moins, si je me fais pirater, je suis sûr qu'ils ne me prendront pas plus que le montant que j'ai crédité sur ma carte. Je l'ai passé à ma fille, aussi, lorsqu'elle est partie en voyage scolaire à Londres. C'est quand même plus pratique que de confier du liquide à des enfants. Et en cas de problème, j'aurais pu remettre de l'argent sur sa carte. » Pourtant, Malik lui non plus n'est pas dupe : « Je sais que certains s'en servent pour faire des achats sur Cdiscount. Ils payent le premier versement, se font livrer à une adresse quelconque… Et évidemment lorsque les échéances suivantes arrivent, il n'y a plus rien sur la carte ! »
« Même si je n’étais plus interdite bancaire »
Kathleen, une Niçoise de 34 ans
Kathleen a ouvert un compte Nickel il y a désormais près d’un an. « C’est ce qui me sert de compte bancaire au quotidien », explique cette Niçoise de 34 ans. Si elle y a eu recours, c’est parce que Kathleen s’est retrouvée interdite bancaire. « Du coup les services que m’offrait ma banque ont été très plafonnés.Je ne pouvais quasiment plus rien faire avec ma carte bancaire, constate la jeune femme. »
Le seul hic…
Pourtant son compte Nickel semble beaucoup moins bridé : « Dès que je dépose des sous dessus je suis immédiatement créditée alors qu’avant ça pouvait prendre du temps. De même les débits sont instantanés et donc je sais en temps réel où j’en suis. C’est moi qui ai fixé mes plafonds de retrait et de paiement. Même s’il ne me reste que cinq euros sur mon compte je peux quand même me servir de ma carte pour payer une bricole. »
En revanche, Kathleen ne peut pas être à découvert.Et elle ne trouve ça pas si mal. Dans certains magasins elle peut tout de même « payer en 3 fois ». « Le seul hic, assure cette Niçoise, c’est que je ne peux pas déposer de chèque sur mon compte. Mais comme je suis payée par virement, ce n’est pas si grave. » Du coup Kathleen avoue que le jour où son interdiction bancaire sera levée, elle réfléchira à deux fois avant de retourner vers une banque traditionnelle. « Ce qui est sûr, annonce-t-elle, c’est que je ne fermerai pas mon compte Nickel pour autant. »
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