Leur départ avait fait l’objet d’une cérémonie en grande pompe à Roquebrune-Cap-Martin. C’était en octobre 2022. Enola Fidon et ses deux amies Carla Cochennec et Elia Gaillard, 22 ans, partaient pour un tour de l’Atlantique de dix mois à bord d’un voilier.
Une aventure humaine, pour porter un message de "dépassement de soi", avec une visée écologique et pédagogique: durant leur voyage, les navigatrices en herbe ont collecté des échantillons de microplastiques pour des laboratoires, nettoyé des plages avec des associations locales et sont intervenues dans des écoles et centres de loisirs pour sensibiliser les plus jeunes…
Deux mois après leur retour, elles étaient invitées aux Journées de la Mer de Roquebrune-Cap-Martin…
Comment est née l’idée du projet Trimousse?
Enola: Nous sommes toutes les trois étudiantes en école d’ingénieurs à Phelma Grenoble et nous avions entendu parler d’un groupe d’étudiants qui avaient entrepris une aventure similaire. Ça nous a tout de suite plu mais, au départ, on s’est dit que c’était impossible. Finalement, le fait de savoir que d’autres personnes l’avaient fait, ça nous a motivées. On les a rencontrées, on a beaucoup échangé avec elles. Et on s’est lancées à notre tour.
Comment avez-vous financé votre projet?
Carla: Nous avons été financées par la Ville de Roquebrune-Cap-Martin, le Rotary Club, l’école… On a aussi eu la chance de gagner un appel à projets en Isère, ce qui nous a donné un peu de visibilité. On a ensuite lancé une cagnotte en ligne, et contracté des prêts étudiants pour l’achat de notre bateau, le Red Cloud, puisque nous savions que nous allions le revendre ensuite et pouvoir les rembourser. D’ailleurs nous l’avons revendu à un autre groupe d’étudiants qui va partir à son tour pour une aventure autour des coraux marins. Au total, le projet nous a coûté aux alentours de 40.000 euros.
Vous êtes parties toutes les trois mais aucune de vous n’avait déjà navigué aussi longtemps…
Carla: On avait des niveaux assez hétérogènes. Elia avait déjà pas mal navigué avec sa famille, moi, j’avais fait plutôt de la voile légère, et Enola avait fait très peu de voile, seulement un peu avec le collège et le lycée ici à Roquebrune… On a aussi fait deux semaines de stage en habitacle en commun, ce qui est très peu par rapport à l’aventure qu’on a réalisé. On est parties avec vraiment le niveau minimum, c’est clair (Rires).
Carla: Il y a beaucoup de gens qui ont essayé de nous démoraliser avant de partir. On nous disait qu’on n’allait pas y arriver, qu’on n’avait pas un assez bon niveau en voile, qu’on n’allait pas gérer notre sommeil… Ça nous avait foutu un petit coup au moral.
Y compris dans votre entourage?
Enola: Nos familles et nos amis n’y croyaient pas au début. Ils pensaient qu’on n’allait jamais le faire. C’est quand on a commencé à récolter de l’argent et faire les stages de voile qu’ils se sont dit "ah peut-être qu’elles vont vraiment le faire"! (Rires).
Comment avez-vous vécu sur le bateau pendant ces 10 mois?
Enola: Ce sont des moments géniaux mais très épuisants. Le rythme est intense. On se relayait toutes les trois heures pour manœuvrer. Après, quand tu es sur un bateau, tout dépend de la météo. Si elle est mauvaise, qu’il y a de la houle, tu n’arrives pas à dormir, pas à manger, ça devient horrible… C’est très surprenant à quel point toute ta vie se met à dépendre de ça.
Carla: Sur le chemin du retour, on a dû passer dans une micro-tempête qui a duré 24 heures. L’enfer. Depuis qu’on est rentrées, on continue de vérifier la météo tous les jours d’ailleurs, c’est devenu un réflexe!
Et pour la vie quotidienne, comment faisiez-vous?
Carla: Pour manger, on avait une petite cuisinière. C’est un peu galère puisque forcément, il y a le mal de mer, et tous les objets que tu poses tombent donc il faut toujours penser à tout caler… On mangeait des fruits, des légumes, des conserves…
Enola: On a beaucoup cuisiné, on faisait du pain, des gâteaux, parce que ça nous occupait. Ça nous permettait de remplir les journées parce que le temps peut devenir très long sur un bateau. Le transatlantique aller, on a mis sept jours et le retour, 21 jours.
Carla: En revanche, on voit des paysages magnifiques. Les couchers et levers de soleil, les étoiles, le plancton fluorescent, les dauphins…
Enola: Pour l’hygiène, il faut savoir qu’on avait 300 litres d’eau pour tout : se doucher, manger, boire… On faisait donc des micro douches, on évitait de se laver les cheveux…
Comment se sont passées vos interventions dans les écoles aux Caraïbes?
Enola: On était assez surprises des connaissances que les enfants avaient. Ils étaient déjà assez sensibilisés à l’environnement.
Carla: Ils sont encore plus impactés que nous par le réchauffement climatique, que ce soit avec la montée des eaux, les cyclones… Ils ont un contact bien plus direct avec la nature aussi.
Quel a été le plus dur dans cette aventure?
Carla: Les journées sans vent, quand le bateau n’avance pas du tout pendant deux ou trois jours, ça peut devenir très frustrant…
Enola: La navigation Canaries-Cap Vert a été la plus rude pour moi. C’était l’une des premières vraiment musclées et il n’y avait aucune accalmie, c’était tout le temps horrible. Ce n’était que le début de l’aventure, mais à ce moment-là je me suis dit: si c’est comme ça tout le voyage, je vais détester ces dix mois ! Après, je pense que le plus dur pour nous trois, c’était la charge mentale du bateau et la pression de ne pas le faire couler.
Carla: C’est matériel mais c’est une vraie responsabilité. Même quand on était à terre la journée, on pensait toujours au bateau. Il n’y a que quand le bateau est au port que tu es tranquille mais ça coûte cher.
Un moment qui vous a particulièrement marqué?
Enola: Il y en a trop. Les paysages, les instants hors du temps comme la session de surf qu’on a pu faire en Barbade avec des tortues à côté de nous, après deux semaines de navigation…
Carla: Sur notre retour, il y a eu un instant où l’on s’est retrouvé bloquées, sans vent, que j’ai adoré parce que c’était comme si la nature nous offrait une pause. On s’est baignées en plein milieu de l’océan et c’était incroyable de pouvoir nager après n’avoir pas pu bouger depuis dix jours. C’est assez fou comment la mer peut être très agressive, te faire la détester, et quelques heures après, être toute calme et te fasciner comme ça.
Enola: Les interventions dans les écoles, aussi. C’est toujours un plaisir de pouvoir donner de l’ambition aux enfants, d’être un peu un modèle. Auprès des jeunes filles, notamment. On n’est pas parties dans l’idée de faire un projet féministe au départ, mais ça l’est forcément puisqu’on est trois jeunes femmes qui sont parties seules, on montre que c’est possible.
Quels sont vos projets pour la suite?
Carla: On va encore faire des retours d’expérience dans des écoles à Roquebrune et à Grenoble. On aimerait aussi organiser des conférences sur le dépassement de soi, un autre aspect de cette aventure qu’on n’a pas forcément eu l’occasion d’évoquer. On ne ferme pas l’association tout de suite, on veut continuer à faire des choses avant nos départs en stage l’an prochain.
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