Brexit, Trump, migrants, "gilets jaunes"... l'ancien directeur du cabinet du Prince dresse un tableau à 360° du monde
Le Monégasque, ex-directeur de cabinet du Prince Albert II et homme d’affaires international, livre sa vision du monde en proie à de multiples tensions politiques, économiques et sociales.
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Joelle DevirasPublié le 23/05/2019 à 11:30, mis à jour le 23/05/2019 à 10:41
Jean-Luc Allavena : « J’ai souvent l’impression que nous mettons beaucoup de volonté et d’efforts à détruire ce que nous avons mis tant d’années à construire. » Photo Alberto Colman
Cinquante membres et invités du Monaco Press Club se sont réunis, vendredi matin, au Yacht-Club, autour de Jean-Luc Allavena, interviewé par les journalistes.
Une rencontre qui a suscité beaucoup d’intérêt et au cours de laquelle le Monégasque et homme d’affaires international, à la lumière de ses expériences et analyses, a brossé un large tableau du monde économique et politique actuel.
Les grandes puissances vivent dans l’instabilité permanente. Quel regard portez-vous sur ce monde?
Nous voyons effectivement un chaos. J’ai souvent l’impression que nous mettons beaucoup de volonté et d’efforts à détruire ce que nous avons mis tant d’années à construire, en particulier depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, il n’y a pas vraiment de gouvernance dans le monde. Il y a des conflits locaux ou globaux qui se développent au Proche et Moyen-Orient, la zone pacifique s’annonce dangereuse,... Cela donne une sensation de danger ou du moins d’instabilité qui nous préoccupe tous.
Nous avons la chance, à Monaco, d’avoir un pays avec une identité forte, avec, aussi, un nombre important de nationalités différentes, ce qui incite, très tôt, à regarder ailleurs et à apprendre le monde. C’est comme cela que j’ai conçu mon propre parcours, entre un attachement extrêmement fort à mes racines et le regard curieux qui me pousse dans beaucoup d’endroits.
Quelles sont les conséquences de cette instabilité sur les marchés financiers?
Les marchés financiers ne sont que la traduction de ce qui se passe autour de nous dans le monde.
Mais heureusement, leurs fondamentaux restent sains pour trois raisons essentielles. Tout d’abord, l’économie mondiale continue à croître.
De plus, cette économie est soutenue par des taux d’intérêt très faibles ; donc l’investissement productif est encouragé. Enfin, certaines zones géographiques - notamment l’Asie - conserve une croissance élevée qui compense celle, plus modérée, des pays développés. Donc rien aujourd’hui n’atteint ces marchés financiers. Mais nous avons l’impression que tout peut arriver...
Vous êtes membre du Franco-British Council, une organisation qui fait la promotion du dialogue entre la France et le Royaume-Uni. Quels sont, selon vous, les vrais risques du Brexit ?
Le Brexit est l’exemple qui prouve précisément que tout peut arriver. Rien de manière concrète ou factuelle n’incitait les Britanniques à aller vers un tel vote ni les dirigeants à initier le référendum. David Cameron, durant l’hiver 2014/2015, a beaucoup plus poursuivi des objectifs liés à son parti et sa propre réélection avec les suites que l’on connaît... On voit donc qu’un seul homme est susceptible de mettre en danger l’ensemble d’une nation voire, de manière plus large, des populations beaucoup plus importantes à l’échelle européenne. Cela veut dire aussi qu’il faut se poser la question de savoir où cela pourrait à nouveau arriver. Ce qui me frappe le plus, c’est que depuis le 23 juin 2016, la leçon n’est pas plus apprise que cela puisqu’à trois reprises, le parlement britannique a continué de rejeter un accord avec l’UE qui permettrait pourtant de respecter l’envie d’indépendance du Royaume-Uni en maintenant l’essentiel des liens pour les personnes physiques, ainsi que la coopération économique et douanière. Mais on est bel et bien en direction d’un no deal pour le 31 octobre. On peut espérer que les mois qui restent vont être mis à profit pour l’éviter car toutes les analyses économiques montrent qu’il y aurait, en moins de dix ans, une baisse minimale de 5 à 6 points de PIB pour les Britanniques. Ce qui pourrait se traduire par un million d’emplois perdus. Et pour les Européens, d’un basculement de nature géopolitique qui fait que les Britanniques, de manière naturelle, seraient attirés davantage vers les États-Unis que vers les autres pays européens.
Vous présidez l’Institut Aspen France réunissant des responsables de tous horizons qui réfléchissent aux grands enjeux contemporains et s’engagent pour l’avenir. Et vous venez de recevoir Pascal Lamy, ancien directeur général de l’Organisation Mondiale du Commerce et président du prochain Forum de Paris sur la paix. Quelles solutions sont imaginées pour le problème des migrants?
Ce problème ne se résout pas en fermant les frontières à l’arrivée mais en le traitant à sa source. Cette situation n’est pas uniquement liée à des conflits, mais aussi à un problème de surpopulation, d’économie, de populations qui vivent sous le seuil de pauvreté et qui veulent tout simplement trouver meilleure vie ailleurs. La question est: "Comment les pays européens, les États-Unis ou la Chine peuvent contribuer, pour qu’à la source, ce phénomène d’immigration soit résolu?" D’abord économiquement. La Chine par exemple, qui détient environ 70 % de la dette des États africains, est progressivement en train de tirer un trait sur une partie de cette dette afin que les pays puissent sortir la tête de l’eau et se développent. La seconde façon d’agir est d’intervenir dans les zones dans lesquelles, soit le seuil de pauvreté, soit les risques de conflits sont les plus élevés ; c’est ce que font généralement les grands États, parfois de manière un peu désordonnée. C’est ainsi qu’Hubert Védrine, qui est aussi venu à Aspen, suggérait que les pays européens adoptent une politique commune face aux migrants et qu’elle soit beaucoup plus coordonnée. Ce serait une façon de relancer une vraie cohésion européenne.
Trouver une cohésion européenne pour faire face aux deux géants que sont la Chine et les États-Unis ?
La Chine entend jouer un rôle et développer ses positions un peu partout dans le monde, à un moment où les États-Unis, au contraire, marquent un recul. D’ici dix ou vingt ans, l’influence de ces deux pays qui se touchent par le Pacifique entraînera de manière inéluctable des tensions très fortes, voire des conflits, parce que les intérêts politiques et économiques sont extrêmement importants. La Chine s’exprime par ses entreprises, sa croissance se poursuit, sa population proche d’un milliard et demi va continuer à croître. Mais elle se rend compte que l’autre puissance potentielle, c’est l’Afrique qui comptera en 2050, 2,5 milliards d’habitants. C’est pourquoi, elle y investit de plus en plus depuis une bonne vingtaine d’années. On voit très bien poindre à l’horizon trois grandes zones d’influence : la Chine, l’Afrique et les États-Unis. Notre historique et belle zone européenne a malheureusement un rôle un peu ingrat dans les décennies à venir…
La politique de Donald Trump n’entrave-t-elle pas le rôle des États-Unis?
Les États-Unis viennent de connaître une décennie de croissance ininterrompue ; du jamais vu dans la période contemporaine. La politique de Donald Trump est suffisamment bien perçue par une partie des Américains pour qu’aujourd’hui, à dix-huit mois des élections, le président puisse parfaitement être réélu. D’autant qu’en face, chez les démocrates, aucun candidat n’émerge. Nous sommes très loin du charisme de Barack Obama...
"La France a un avenir dans l’industrie"
Jean-Luc Allavena : « L’année dernière, pour la première fois, l’industrie a été créatrice d’emplois et en nombre d’usines. »Photo Alberto Colman.
On vous a vu avec Emmanuel Macron. Dans quelle condition avez-vous fait sa connaissance?
Je l’ai connu lorsqu’il était jeune banquier chez Rothschild. Au sein de la French american Foundation, nous avons un programme intitulé young leaders, qui détecte des trentenaires pour leur potentiel. Le patron de la banque de fonds d’investissement m’avait appelé en 2011 en attirant mon attention sur les qualités d’Emmanuel Macron. Nous l’avons évidemment sélectionné. Il a été tout de suite à l’Élysée puis au ministère des Finances. J’admire la personnalité de quelqu’un qui, à 37 ans, comprend, dans le système politique français, qu’il y a un vide gigantesque et un couloir pour s’y engouffrer. Sa personnalité est exceptionnelle.
Et sa gestion de la crise des "gilets jaunes"?
C’est le passage du rêve à la réalité ! La conscience aiguë du rôle qu’il avait à jouer dans le monde a probablement un peu laissé en second plan ce qui était en train de monter dans le pays. Le phénomène des gilets jaunes est le révélateur d’une révolte d’une partie de la population qui n’arrive plus à vivre d’une façon suffisamment décente. Cette réaction est logique. Elle a été évitée tant que l’État avait les moyens de financer des aides sociales et des rémunérations sans réelles contreparties économiques. Aujourd’hui, c’est devenu un mouvement hybride difficile à analyser, qui ralentit, mais et qui se redéploiera certainement sous une autre forme. Ceci est malheureux car la France dispose de l’énergie phénoménale de jeunes entrepreneurs créateurs, comme nous venons d’en voir des milliers au salon Viva Technology à Paris. Il faut parvenir à ce que cette énergie et cette capacité de créer se traduisent en réels résultats économiques et en emplois. Or la croissance est à peine supérieure à 1 %, ce qui est nettement insuffisant.
La France a-t-elle encore des atouts dans l’industrie?
Bien sûr ! En une dizaine d’années, avec Apollo, nous avons fait, en France, plusieurs opérations significatives : le rachat d’une ancienne branche de Lafarge, la recréation de l’ex-Péchiney, le sauvetage de Latécoère, le rachat de Verallia... Toutes ces industries ont leurs origines, leurs centres de recherche et l’essentiel de leur production en France. Pourtant, en trente ans, l’industrie est passée de 25 à 10 % du PIB (quand elle est de 22 % en Allemagne). Il y a une ou deux lueurs. L’année dernière, pour la première fois, l’industrie a été créatrice d’emplois et en nombre d’usines. Par ailleurs, la France a gardé des centres de recherche d’exception et n’a pas perdu ses sièges sociaux, donc ses centres de décision. Je pense, par conséquent, qu’elle a un avenir dans ce domaine. Il n’y a absolument rien d’inéluctable. Il y a juste des mesures incitatives à développer.
"Donner à tous les moyens de réussir"
"J’ai fait toutes mes études au lycée Albert-Ier, l’un des tout meilleurs de France - si l’on accepte cette appellation en matière d’éducation sans être en France. L’enseignement ici est exceptionnel.
Mais c’est aussi dans les classes prépas que les jeunes se forment et j’ai moi-même préparé mes concours d’HEC au Lycée Massena de Nice auquel je suis très attaché. Certains n’ont pas les moyens d’accéder à ces études de qualité et les parents renoncent d’emblée à y inscrire leurs enfants puisqu’ils savent qu’ils n’auront pas les moyens de financer, trois ans plus tard, des écoles de commerces généralement onéreuses.
Alors, contribuer à aider les jeunes qui le méritent, ce n’est pas uniquement une question de générosité mais de bon sens et une responsabilité collective. Il faut favoriser l’ascenseur social et donner à tous les moyens de réussir. J’ai créé, il y a seize ans, au sein de la fondation HEC, les campagnes de collectes de fonds auprès des anciens de l’école dont je fais partie afin qu’ils donnent de l’argent et marquent ainsi leur reconnaissance.
Nous avons collecté au total 150 millions d’euros. Notre argent personnel finance totalement ou partiellement les études d’environ un quart des étudiants. Les dirigeants d’entreprises ne se contentent pas de leur propre succès.
C’est une construction pérenne dans laquelle ceux qui en bénéficient savent que ce sont ceux qui les ont précédés qui donnent. Ils seront eux-mêmes incités à le faire de manière durable. Cela marche extrêmement bien. Et nous débutons la même démarche en lançant la fondation de soutien au Lycée Massena. Chacun d’entre nous doit contribuer à l’intérêt général."
"La stabilité de nos institutions permet d’agir et d’investir"
IllustrationPhoto Alberto Colman.
"Nous bénéficions, à Monaco, d’une stabilité des institutions qui est une chance inouïe au XXIe siècle et qui permet d’agir et d’investir. Je vois beaucoup de résidents nouveaux, notamment des personnes venues de Grande-Bretagne qui, avec le Brexit, décident de s’installer en Principauté pour fuir l’incertitude.
C’est ce que, chez certains décideurs, nous appelons la "concentration Brexit".
La croissance de Monaco est très élevée avec une dimension internationale particulière pour une ville de moins de 40 000 habitants et le maintien d’un équilibre harmonieux. Je crois qu’il faut qu’on se tienne à une rigueur budgétaire comme on gère ses affaires en bon père de famille. J’ai une passion et un attachement pour mon pays, j’y consacre chaque jour du temps comme un ambassadeur de bonne volonté. Monaco est connu dans le monde entier mais notre réalité reste très méconnue.
Le prince Albert II a fait énormément pour l’amélioration de l’image de Monaco. Il a choisi des axes pertinents dès le début de son règne : notamment celui de l’action pour l’environnement. Il a une voix qui porte sur la scène internationale."
Bio express
Jean-Luc Allavena, qui a dirigé le cabinet du Prince Albert II en 2005 et 2006, poursuit une trajectoire qui l’a conduit, aussitôt après HEC, à prendre les rênes de grandes entreprises internationales.
Après avoir débuté chez Paribas puis Lyonnaise des Eaux – Suez, il a dirigé une division de Péchiney et Lagardère Media.
Aujourd’hui, c’est au travers d’un fonds d’investissement de dimension mondiale, Apollo Management, qu’il donne depuis 2007 l’impulsion nécessaire pour soutenir le développement d’opérations dans le secteur industriel et financier.
Il a également fondé Atlantys Investors dont il est le président.
À Monaco, son pays, mais aussi à Londres, Paris, New York… Parallèlement à ses activités professionnelles il a toujours dédié du temps à des actions d’intérêt général et est ainsi président d’honneur d’HEC Alumni, de la Fondation HEC, de la French-American Foundation et préside aujourd’hui l’Institut Aspen France.
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