C’est un personnage – dans tous les sens du terme. Ses admirateurs, au premier rang desquels il se place lui-même, louent sa carrière de diplomate amorcée sous Brejnev, son action "historique" comme "porte-parole de la perestroïka" sous Gorbatchev, sa capacité à expliquer simplement des situations complexes.
Ses contempteurs s’étonnent qu’un Russe, exilé en France depuis trois décennies, prétende dévoiler ce qui se murmure dans les coulisses du Kremlin.
D’aucuns, plus acerbes, reprochent au "diplomate venu du froid" (1) une propension à faire le show pour vendre les livres qu’il publie en rafale – plus d’une cinquantaine depuis 1991.
Qu’on l’admire ou qu’on s’en défie, Vladimir Fédorovski donnera une conférence au Centre universitaire méditerranéen de Nice le 4 octobre à 16 heures (2). "J’y raconterai les complots qui, de Raspoutine à Poutine, ont changé la face du monde", explique-t-il, sourire aux lèvres, en roulant les "r".
Deux jours avant l'attaque de l'Ukraine, vous affirmiez que celle-ci n'aurait pas lieu. Qu'est-ce qui vous a induit en erreur?
Pour être précis, je ne croyais pas à une invasion. Des combats de rue à Kiev, berceau de la civilisation russe, c’était inimaginable. Surtout pour moi, fils d’un père ukrainien et d’une mère russe! Aujourd’hui, ce que j’ai toujours redouté se déroule sous mes yeux. On a mis le monde au bord de l’apocalypse.
En mars, vous disiez: "On va tout droit à la troisième guerre mondiale". Êtes-vous toujours aussi pessimiste?
Bien sûr. Dans cette affaire, tout le monde a fait fausse route: Poutine qui a sous-estimé la résistance du peuple ukrainien et la réaction des pays démocrates, et les Occidentaux qui ont cru que Poutine allait être chassé du pouvoir. Aujourd'hui, c'est pire qu’au temps de la guerre froide! Autrefois, il y avait des règles. Elles ont toutes été abolies. J'ai personnellement participé à la rédaction de vingt traités, plus un seul n'est appliqué aujourd'hui! À l’époque, chacun prenait garde à ne pas mettre l'adversaire dos au mur. Désormais, tout le monde est dos au mur! Ni la Russie, ni l’Ukraine, ni l’Europe ne peuvent reculer. On assiste à une escalade vertigineuse avec des livraisons de chars, d’avions… Quand tout cela aura échoué, que restera-t-il? Les armes nucléaires.
Poutine peut-il aller jusque-là?
Qu’est-ce qui pourrait l’en empêcher? Il reste quinze jours aux Ukrainiens pour réussir leur contre-offensive. Imaginons qu'ils y parviennent. Poutine sera alors obligé d'utiliser toutes les armes, y compris atomiques. Et si les Ukrainiens échouent, la riposte des Russes, avant la fin de l’année, sera terrible.
Après la mort d’Evguéni Prigojine, quid de la situation de Wagner aujourd'hui?
Je savais que Prigojine n'avait aucune chance. J'ai annoncé qu'il allait disparaître. Poutine, Le marionnettiste, a repris la main sur ses marionnettes déployées en Afrique et en Biélorussie.
La mort de Poutine permettrait-elle de régler le conflit?
Pas du tout. D’une part, Poutine a le soutien du peuple russe. D’autre part, la plupart des groupes qui gravitent autour de lui sont plus radicaux que lui! Ces néostaliniens le trouvent trop mou… Imaginer que des pro-occidentaux pourraient le remplacer, c’est une fiction.
Volodymyr Zelensky s'inquiète d'un désengagement des États-Unis si les démocrates perdent la Maison-Blanche. Le risque est réel?
Je ne crois pas que les États-Unis puissent se désengager totalement, quel que soit le futur Président. Le vrai problème, c’est Joe Biden lui-même. Il me rappelle Brejnev (3). Il ne peut pas gagner les élections. S’il se présente, il offre la présidence aux Républicains.
Que pensez-vous de l'attitude de la Pologne, qui refuse de livrer des armes à l'Ukraine?
C'était prévisible. Les Polonais ont leurs problèmes électoraux; leur priorité est la défense de leurs intérêts nationaux.
Les législatives en Ukraine sont prévues en octobre et la présidentielle, en mars 2024. Faut-il maintenir ces scrutins en pleine guerre?
C'est très difficile à dire. Je ne pense pas que ce soit réaliste, même si beaucoup de gens attendent ce scrutin.
Vous étiez sceptique sur l'efficacité des sanctions commerciales contre la Russie. Sur ce point, votre opinion a évolué?
Pas du tout. Les gens pensaient que la Russie allait s'écrouler dans les quinze jours; c'était illusoire! Les Russes gagnent plus d'argent aujourd’hui en exportant leur pétrole vers l'Asie. Le complexe militaro-industriel tourne à plein. Cela fait marcher l'économie.
Avec le recul, ne pensez-vous pas que l'avènement de Poutine et la guerre en Ukraine signent l'échec de la perestroïka?
Au début, j’ai eu le sentiment que tout ce qu’on avait fait n’avait servi à rien... Puis je me suis souvenu de ma dernière conversation avec François Mitterrand, peu de temps avant sa mort [en 1996, ndlr]. Il m’a dit: "N’oubliez pas que Gorbatchev n’appartient pas au passé, mais à l’avenir". Il avait raison. Soit on prend la voie du dialogue, de la concertation, de la recherche de l’intérêt commun. Soit on va jusqu’au bout en laissant la parole aux armes – et cela peut être l’apocalypse.
1. Titre de son dernier ouvrage qui paraîtra le 12 octobre aux éditions Balland.
2. CUM, 65 promenade des Anglais à Nice. Renseignements: 04.97.13.46.10.
3. Dirigeant de l’URSS de 1964 à 1982, il était atteint de sénilité dans les dernières années de son règne.
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