INTERVIEW. IAM: "Tant qu’on parle du voile, on ne parle pas du chômage"

Un nouvel album, "Yasuke", deux dates de prestiges à l’Opéra Garnier de Monaco les 26 et 27 novembre: les rappeurs à la plume acérée et à la longévité épatante avaient beaucoup de "dossiers" à aborder, depuis le studio La Cosca, leur QG marseillais.

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Jimmy Boursicot Publié le 22/11/2019 à 09:00, mis à jour le 14/11/2019 à 14:34
Kephren, Imhotep, Shurik’n, Akhenaton et Kheopsprésentent "Yasuke" leur dixième album. Photo Didier D. Daarwin

LIRE >> VIDÉO. Découvrez ce que l'on a pensé de "Yasuke" le nouvel album d'IAM

Apprendre que des rappeurs sont invités à traîner leurs baskets au sein du prestigieux Opéra Garnier, à Monaco, froissera certainement plus d’un esprit étriqué. On ose à peine ajouter que les Marseillais partageront la scène avec l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo.

Pour les autres, ceux qui prennent la peine de lire les textes et de comprendre l’essence de la culture hip-hop avant de pousser des cris d’orfraie, cette collaboration s’annonce prometteuse. Ce ne sera pas la première fois qu’IAM se livrera à l’exercice.

En activité depuis trente ans, connus du grand public depuis 1993, grâce à leur tube funky Je danse le mia, le groupe s’est ensuite bâti une solide réputation, notamment grâce à l’immense succès de L’École du micro d’argent, un album sorti en 1997 dans lequel Akhenaton, Shurik’n, Kheops, Imhotep et Kephren piochent avec gourmandise pour leurs concerts.

Mais attention, malgré leur âge canonique pour des rappeurs (ils ont tous dépassé les cinquante ans), les Imperial Asiatic Men, ne veulent pas devenir des pièces de musée. "C’est pas encore Stars 80, quoi", se marre Akhenaton, le plus volubile de la bande.

Pas encore anciens combattants, toujours combatifs et parfois potaches, lui et ses acolytes nous ont longuement parlé de Yasuke, leur dixième album qui sort ce vendredi 22 novembre.

Pourquoi avoir baptisé ce disque Yasuke?
Akhenaton: On est partis d’un fait d’actualité. Un garçon malien de quatorze ans qui traversait la Méditerranée a été retrouvé mort avec son bulletin de notes cousu dans la doublure de sa veste. On a tout de suite fait l’analogie avec Yasuke.

Au XVIe siècle, Yasuke était entré au Japon en tant qu’esclave et il a fini par devenir samouraï. Ce gamin malien, s’il avait pu faire des études ici, il aurait peut-être pu être ingénieur, médecin. Ou pas, d’ailleurs. Mais au bout d’un moment, il y a de vrais questionnements humanistes à se poser aujourd’hui.

Les gens réagissent énormément avec leur peur, plus vraiment avec leur raison ni avec une vision globale de ce qu’est l’être humain. Ces valeurs positives, on les retrouve pourtant dans les religions. Dans le judaïsme, dans le christianisme ou dans l’islam, on parle de charité, d’empathie, d’amour, de partage.

IAM s’est toujours placé dans un rôle d’observateur de son époque. En constatant que rien ne change, vous ne vous découragez pas?
Akhenathon: Ben si, parfois. Ça fait une éternité qu’on aborde les mêmes problématiques...

Des fois, on a envie de baisser les bras. Mais on a des enfants. C’est ce qui nous maintient toujours en alerte. On veut définir ce qu’on aimerait être un monde serein, apaisé, pour eux.

Les gens ne connaissent pas les choses, ne veulent pas les découvrir et essaient quand même de les expliquer.

Parmi les polémiques récurrentes, il y a celle du voile, que vous abordiez sur Nés sous la même étoile, en 1997...
Kheops: Je trouve que ce voile est bien pratique pour masquer les crises, économique et écologique, qui se profilent à l’horizon. Tant qu’on parle du voile, on ne parle pas du chômage. On ne se penche pas non plus sur la crise d’idées qu’on traverse.

Akhenaton: En soi, est-ce une question cruciale pour la société française? Sur les 300 000 ou 400 000 femmes qui le portent, je n’ai pas le chiffre exact, il y en a très peu qui sont contraintes.

Les gens ne connaissent pas les choses, ne veulent pas les découvrir et essaient quand même de les expliquer. Avant même de faire parler les personnes concernées au sujet de leur situation ou de leurs convictions. Il n’y a plus de débat.

Même si cette dimension citoyenne imprègne vos paroles, vous n’aimeriez pas être interrogé plus souvent sur votre musique ?
Akhenaton: C’est vrai qu’on nous parle peu de musique... ça participe au fait qu’il y ait toujours une perception spéciale du rap. On doit faire cent cinquante fois nos preuves pour montrer qu’on est de véritables artistes.

Comment avez-vous préparé Yasuke?
Shurik’n: On est d’abord partis à Marrakech. On avait besoin d’être en immersion, de pouvoir parler à tout moment de différents aspects de l’album. C’était important de se retrouver à "huis clos".

C’était vraiment le début du processus, dédié à l’écriture et à la composition. C’est là qu’on a regroupé nos idées. à Marseille, c’est différent, on a tous une vie de famille, avec des obligations, des horaires.

Kheops: Je dirais plus que c’était une étape. Avant ça, il y a eu du travail individuel. Chacun a collecté des instrus, commencé à écrire des embryons de textes.

Au Maroc, on a mis tout en commun. On a toujours fonctionné comme ça. C’est la magie du collectif, chacun arrive à mettre de l’eau dans son vin. C’est un travail de longue haleine, avec de la discussion, de la négociation, des propositions, des contre-propositions, de l’écoute...

Le communiqué de presse de Yasuke semble suggérer qu’il s’agit de votre meilleur album depuis un bon moment. Exact?
Akhenaton:
On le dit dans les paroles: "Si t’as pas pigé que la carrière, je m’en tape, c’est que tu as pas su me cerner. Mon meilleur morceau, c’est le dernier."

C’est typique d’IAM. Avec le recul, tu vas pouvoir nous demander lequel on a préféré, c’est sûr. Moi, je crois que c’est Ombre et lumière [1993, ndlr]. Pour moi, c’est l’album qui résume IAM, dans toutes ses facettes. Mais notre esprit, profondément ancré dans la culture hip-hop, nous fait dire que notre meilleur album, c’est le dernier.

Comment définir la culture hip-hop?
Akhenaton: Elle prône l’échange, le partage, la possibilité de se sublimer à travers la création. On ne s’est jamais demandé si nos amis étaient noirs, blancs, arabes... On vit ensemble.

Cette culture hip-hop, elle est en mouvement. Elle fait tomber des barrières. Parfois elle régresse, parfois elle stagne, parfois elle avance. C’est bien pour IAM aussi. Certains pensent qu’on ne joue que d’anciens morceaux sur scène.

Mais on aime bien aussi faire des tournées basées sur nos nouveaux albums. Après, c’est sûr que si on ne joue pas Petit frère, Nés sous la même étoile ou Demain c’est loin, les gens vont être déçus. Ces morceaux sont entrés dans le patrimoine de la musique française.

Kheops: Je crois qu’on a un gros problème d’ouverture à la culture hip-hop en France. Que ce soit dans les médias ou au sein de l’éducation nationale.

Aux États-Unis, on transmet tout ça dans les écoles et les universités, on prend en compte ces musiques actuelles. Ici, on reste fixé sur une culture un peu élitiste, bourgeoise, dominante. La culture des dominés n’est pas du tout prise en compte. Alors que presque 100% des jeunes écoutent cette musique.

Akhenaton: C’est juste le vecteur qui change. On peut prendre des largesses avec le programme officiel et comprendre que la culture de certains jeunes est différente, qu’il faut leur parler autrement, pour arriver au même résultat.

Est-ce que cela évolue tout de même?
Kheops: Des profs de français nous ont expliqué qu’ils avaient initié leurs élèves à la poésie avec les textes de Demain c’est loin ou Petit frère, pour arriver jusqu’à Victor Hugo. Ils ont abordé les sonorités, le rythme, les pieds… S’ils avaient attaqué de front Hugo, ça aurait pu bloquer.

Shurik’n: Le temps joue pour nous. Ceux qui deviennent profs nous ont écoutés pendant leur adolescence. Ils ont une approche de la musique radicalement différente des enseignants de notre époque.

Akhenaton: Les mots sont très liés aux maux. Ils peuvent guérir ou faire encore plus mal. On se bat pour que des gens comme Zemmour n’aient pas une trop grande liberté de parole à la télé.

On ne peut pas offrir de telles tribunes quotidiennes à des gens qui ont été condamnés par la justice pour des propos haineux.

La musique transporte, elle a un pouvoir extraordinaire.

Avec Good Morning Song, vous abordez le côté "magique" de la musique pour lutter contre la morosité...
Akhenaton: La musique transporte, elle a un pouvoir extraordinaire. Comme les odeurs, elle peut te ramener à des souvenirs, des moments incroyables.

On voulait créer un titre lumineux, aérien. J’ai une affection particulière pour ce sujet, mais c’est Jo [Geoffroy Mussard alias Shurik’n, ndlr] qui a eu l’idée du texte.

Shurik’n: Régulièrement, je me mets deux minutes sur les infos, dans ma voiture, parce que j’aime bien être au courant. Mais au bout d’un moment, j’en ai tellement marre de cette bad vibe, dès le matin. Je me dis: "Vas-y, c’est bon, je mets du son!" Et mon début de journée change.

Akhenaton: La musique, c’est ça. Elle peut changer ton humeur, te mettre dans des états pas possibles. Quand je réécoute Rap Warrior [l’un des morceaux de Yasuke, ndlr], il y a une sorte de tempête dans mes tripes.

Les paroles et l’instru évoquent des choses qui sont plus de l’ordre de la lutte contre soi-même, contre ses propres démons.

Kheops: Il y a un mot en arabe pour ça, mais il n’est pas très à la mode: djihad. Le vrai djihad. Je sais pas si tu peux le mettre dans ton article...

Akhenaton: Oh mon Dieu, ils ont dit qu’ils étaient djihadistes! Ça prouve bien que le sens des mots est important. Le second degré, le troisième degré, ont complètement disparu.

La culture et la vérité historique aussi. La vérité historique sur le djihad, c’est qu’il s’agit d’un combat interne, quotidien, pour distinguer le bien et le mal.

Les cheveux sont tombés, mais la connerie a bien poussé.

Sur le morceau Qui est, vous déplorez le manque de nuance?
Akhenaton: Exactement. à la base, on est un pays de culture, qui n’était pas prêt à recevoir de l’information en boucle.

À partir de septembre 2001, on s’est pris ça de plein fouet. Avant, on pouvait avoir une autre profondeur, on pouvait se poser des questions sur le monde.

Aujourd’hui, on est peut-être ceux qui s’en posent le moins. Le mode de pensée dominant écrase tout le reste et empêche l’émergence de la nuance. Ou t’es noir, ou t’es blanc. Ou t’es Charlie, ou t’es pas Charlie... En France, on est dans le manichéisme. C’est pile ou face pour chaque question.

Musicalement, Rap Warrior, lui, est très contrasté...
Shurik’n: Ce morceau est complètement atypique. Il mélange une mélodie légère de soul avec une touche carrément plus rock. Il est prépondérant pour nous. Autant l’emballage est brutal, autant le contenu est très introspectif, voire intime.

Akhenaton: C’est vraiment une question de feeling, de moment. Ce n’est pas quelque chose de réfléchi. Si un morceau arrive et qu’il s’y prête, on peut y aller.

La composition arrive toujours en amont, elle influence énormément ce qu’on écrit. à six mois d’écart, on pourrait faire deux albums complètement différents.

On a abordé des sujets sérieux, mais vous restez aussi de grands gamins, n’est-ce pas?
Shurik’n: Les cheveux sont tombés, mais la connerie a bien poussé, ouais!
Akhenaton: La connerie est toujours au rendez-vous, ne vous inquiétez pas... On reste très enfantins dans nos plaisanteries, ça dédramatise le reste.

Et vous n’oubliez pas la dimension collective et divertissante du rap...
Akhenaton: On peut aborder des sujets très engagés puis faire un morceau basé sur l’entertainment. Omotesando, qui ouvre l’album, c’est du pur ego trip à la new-yorkaise.

On avait aussi envie de proposer un cypher, un long titre avec beaucoup d’invités. ça ne se fait plus du tout, mais on a voulu tenter pour Fin des illusions. On voulait recoller avec une tradition.

Inviter les Psy 4 de la rime, vos "petits frères", c’est aussi honorer la tradition du rap marseillais?
Kheops: Les Psy 4 [le groupe de Soprano, ndlr] c’est autre chose. En tant que groupe, ils n’avaient pas fait de morceaux ensemble depuis un long moment. On les a connus quasiment enfants. On ne voulait pas les inviter séparément.

Une fois réglé les problèmes de planning, il n’y a eu aucun souci pour les réunir. On leur a fait une proposition qu’ils ne pouvaient pas refuser.

Akhenaton: Arrête, on va encore nous prendre pour des parrains!


IAM et l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo. Mardi 26 et mercredi 27 novembre, à 20h30. Opéra Garnier, à Monaco. Complet. www.montecarlosbm.com

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