"Sur mon front, il y a toujours écrit 'otage au Liban'": Jean-Paul Kauffmann raconte sa vie d’après

Détenu au Liban pendant près de trois ans, de 1985 à 1988, l’ancien grand reporter n’a cessé de revenir sur sa captivité… sans jamais l’évoquer directement. Récit d’une résilience.

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Lionel Paoli Publié le 19/02/2023 à 10:57, mis à jour le 19/02/2023 à 11:00
"Lorsque vous êtes reporter, vous êtes au-dessus du volcan", raconte Jean-Paul Kauffmann. "Et puis un jour, vous tombez dans la lave!" (Photo Hannah Assouline / Opale / Éditions Bouquins)

Beyrouth, le Hezbollah, Jean-Paul Kauffmann: ces noms sont enchevêtrés dans notre mémoire collective. Le 22 mai 1985, le journaliste de L’Événement du jeudi est enlevé au Liban avec le sociologue Michel Seurat. Il est libéré près de trois ans plus tard, le 4 mai 1988. Cette expérience traumatisante hante les livres qu’il publie depuis trente ans, couronnés notamment par le Prix de la langue française en 2009.

Alors que les éditions Bouquins viennent de réunir ses principaux textes dans un volumineux ouvrage (1), l’ancien otage se souvient de "l’indicible".

Pendant les neuf premiers mois de votre détention, vous avez pu disposer de papier et d’un crayon. Qu'écriviez-vous?

Une fiction assez apocalyptique, très noire, dans une France où n’existait plus aucune autorité, plus aucune loi. Tout cela faisait écho à ma condition d’otage. [Il soupire] L’esprit humain est curieusement fait. Mon quotidien aurait dû m’inciter à chercher une échappatoire. Mais c’était comme si le captif que j’étais avait besoin de séjourner au cœur de la tragédie, de s’y complaire! Quand j’ai été privé du crayon, le manque a été énorme. Je me suis alors efforcé de tout graver dans ma mémoire. C’est peut-être pour cela qu’après ma libération, je n’ai jamais écrit avec autant de facilité.

Pendant votre captivité, vous avez été déplacé plusieurs fois dans des cercueils en métal dissimulés sous des camions, près des pots d’échappement. Vous avez failli mourir étouffé…

Dans ces moments-là, on crève de trouille et, dans le même temps, on essaie de garder espoir. On est comme des rats; on s’efforce de s’adapter. Et on se découvre des ressources, des résistances qu’on ne se connaissait pas.

Votre détention, dites-vous, "a certainement tué le journaliste" que vous étiez. Pourquoi?

Lorsque vous êtes reporter, vous regardez la souffrance des autres. Vous êtes au-dessus du volcan. Et puis un jour, vous tombez dans la lave! Cela change votre regard pour toujours. De voyeur, vous êtes devenu victime. C’est encore plus vrai lorsqu’on est pris en otage. On est exhibé – et il y a quelque chose d’obscène à cela. Lorsqu’on revient, on ne peut plus être seulement témoin…

À votre retour, vous avez eu le sentiment que votre profession s'était transformée?

Oui. Il y avait eu l’apparition de la 5e chaîne de Berlusconi et la privatisation de TF1. Le rôle de la presse écrite avait été amoindri au profit de l’audiovisuel. Pour ma génération, c’était un choc! [Il sourit] Je pense que le journalisme ne voulait plus de moi.

Seriez-vous devenu écrivain si vous n'aviez pas vécu cette épreuve?

Je n’en sais rien. J’écris pour faire disparaître ma condition d'ex-otage. Et en même temps, je ne veux pas qu’on l’oublie! Cette contradiction donne un sens à mes écrits. Il faut l’avoir en tête pour comprendre mes livres.

Vous avez publié votre premier ouvrage à 49 ans. Avant cela, écrivez-vous, vous aviez "trop lu et rien à dire"…

Je crois qu’il faut une sorte de naïveté, ou plutôt d’innocence pour écrire. La culture peut étouffer l’inspiration. Trop de références empêchent une certaine authenticité. Ma captivité au Liban m’a, en quelque sorte, désencombré l’esprit.

En 1989, vous évoquez votre captivité dans un texte, "Le Bordeaux retrouvé", où il est question de… vin. Pourquoi ce subterfuge?

Parce que je n’arrivais pas à raconter simplement ce qui m’était arrivé. La métaphore du vin m’a permis de transmettre une partie de ce qui était indicible. [Il sourit] Je vais probablement mourir sans jamais avoir rédigé "le" récit de ma captivité, même si cette histoire rôde dans tous mes livres. Il y a quelque chose qui relève de l’impuissance à décrire l’horreur. [Silence] Lorsque les mots sont insuffisants, il vaut mieux se taire.

Votre premier livre, "L'Arche des Kerguelen" en 1993, fait écho à votre expérience libanaise. Vous en étiez conscient en l'écrivant?

Pas du tout. Cela s’est fait "à l’insu de mon plein gré" ! C’est l’un des intérêts d’être publié: le courrier des lecteurs vous révèle parfois des choses insoupçonnées. On a construit la maison, on pense connaître toutes les pièces par cœur… mais ce n’est pas vrai.

En 2007, dans "La Maison du retour", vous évoquez le temps de la renaissance et du renouveau autour de votre résidence dans les Landes. Encore une allégorie?

Oui. C’est le privilège d’une histoire comme la mienne: il y a un avant et un après. Tous les premiers "après" sont inoubliables. C’est à la fois un renouveau et une renaissance. Lorsqu’on savoure un verre de vin après trois ans d’enfer, on est comme un petit enfant! Hélas, cela ne dure pas.

Vous écrivez: "L'otage n'est pas un prisonnier comme un autre. Il est immatriculé à jamais dans cet emploi". Pour vous, cela a été difficile à accepter?

Oui et non. Aujourd’hui, les choses se tassent un peu. Parfois, lorsque je voyage en train, je sens le regard d’un passager. J’imagine ce qu’il se dit: "Je l’ai vu quelque part, mais où?" Je devine sa souffrance à ne pas se rappeler. Certains se lèvent et me demandent si on se connaît. [Il rit] Je finis toujours par leur dire qu’ils se souviennent peut-être de ma photo, diffusée tous les jours pendant près de trois ans à la fin du journal télévisé. C’était il y a 35 ans; j’ai vieilli. Mais sur mon front, il y a toujours écrit "otage au Liban".

Les otages, aujourd’hui, sont moins médiatisés que vous ne l’avez été. Vous le déplorez?

Évidemment! C’est grâce à la mobilisation de mon épouse et de mes collègues que j’ai été libéré. Aujourd’hui, les otages sont dans l’ombre. Le journaliste Olivier Dubois est prisonnier d’un groupe jihadiste au Mali depuis près de trois ans; on en parle rarement. Les gens sont peut-être moins sensibles à ce genre de situation. On a eu la "chance", si j’ose dire, d’être les premiers.

Vous êtes revenu sain et sauf, contrairement à Michel Seurat, décédé en 1986. Vous pensez souvent à lui?

Bien sûr. La semaine dernière, je dînais chez son ancienne compagne Marie Seurat avec ses enfants. Nous sommes liés, comme membres d’une même famille, à tout jamais.

 

1. Zones limites de Jean-Paul Kauffmann, éditions Bouquins, 1.152 pages, 32 euros.

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