"L'œuvre de Pagnol était faite pour la BD": Serge Scotto révèle les coulisses d'un projet titanesque

Coscénariste des BD adaptées de l’œuvre de Pagnol, l’arrière-petit-cousin de Vincent Scotto dévoile les coulisses d’un projet titanesque. Quarante albums devraient être publiés!

Article réservé aux abonnés
Lionel Paoli Publié le 01/09/2023 à 17:00, mis à jour le 01/09/2023 à 14:21
Les deux co-scénaristes, Eric Stoffel et Serge Scotto, à la librairie Mirabeau de Saint-Maximin, lors d'une séance de dédicaces il y a quelques années. Photo J. M. et DR

Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes. Serge Scotto, si. "Du coup, ils m’achetaient 'Pif Gadget' (1), rigole le sexagénaire marseillais. Grâce à eux, à l’âge de 5 ans, je savais que je voulais faire de la BD. Ça a juste pris un peu plus de temps que prévu…"

Plus jeune, il enchaîne les petits boulots dans le milieu de la nuit – "de dame pipi à patron de boîte d’opérette" – avant de réussir à placer ses premiers dessins de presse. L’arrière-petit-cousin du compositeur Vincent Scotto publie un premier album en 2004, un deuxième six ans plus tard.

En 2015, enfin, il s’impose grâce aux scénarios des adaptations en BD de l’œuvre de Marcel Pagnol, cosignés avec Eric Stoffel. Un succès inattendu dont il dévoile la genèse et les coulisses.

Comment est né ce projet?

Tout est parti d’une discussion amicale avec Nicolas Pagnol. Pour moi, adapter l’œuvre de son grand-père en BD, c’était une évidence. Pagnol se prête parfaitement au 9e art. D’abord, c’est un auteur très visuel. Même dans ses romans, il nous dit presque où mettre la caméra! Il décrit des tableaux et des plans, séquence par séquence.

Pagnol était donc cinéaste jusque dans sa prose?

Exactement. C’était un dramaturge qui pensait en images et qui avait le don du dialogue. Il était fait pour la bande dessinée autant que pour le cinéma! C’est le même métier, d’ailleurs, jusqu’au moment de la réalisation. Un cinéaste fait une mise en scène, alors que les auteurs de BD font une mise en page. Une case est un plan avec une durée variable indiquée par des codes. Pour adapter Pagnol, il suffisait de "traduire" ses indications, puis de les appliquer.

Est-ce que Pagnol aimait la BD?

De toute évidence, il l’appréciait. Dans "La Partie de boules", un récit extrait du "Temps des amours", il est question de trois margoulins qui remportent tous les tournois de pétanque. Leur description évoque clairement "Les Pieds nickelés" (1)! Du coup, on leur a donné l’apparence de Croquignol, Filochard et Ribouldingue. Dans "Le Temps des secrets", il y a l’histoire de Pétugue qui voit un serpent de quatre mètres dans les collines. Ce garçon porté sur l’alcool est décrit ainsi: "Un rouquin avec une houppette accompagné de son petit chien". Tiens, tiens… Et que lui arrive-t-il? (Il sourit) Le petit chien est avalé par le serpent géant! Comme le pauvre Milou dans "Tintin au Congo".

Pour autant, Pagnol n’a jamais songé à faire de la BD?

À son époque, la bande dessinée n’avait pas bonne presse. Il y avait beaucoup de mépris vis-à-vis des "petits Mickey". Si Pagnol vivait de nos jours, il n’aurait besoin de personne pour adapter lui-même son œuvre!

Convaincre Nicolas Pagnol a été facile?

D’autant plus facile qu’il y songeait lui-même depuis un bon moment! Il en avait parlé à sa grand-mère Jacqueline. Elle était favorable sur le principe, parce qu’elle savait que son époux souhaitait que son œuvre lui survive. La hantise de Marcel, c’était de devenir "un écrivain poussiéreux dans les rayons des bibliothèques". Avec Nicolas, on a topé, craché, juré – cochon qui s’en dédit. L’amitié a fait le reste.

La famille Pagnol vous a imposé des contraintes?

Aucune. Nicolas est un homme intelligent: il sait qu’il est difficile d’être bon avec un corbeau sur l’épaule. On en a parlé longtemps avant de se lancer, mais à la seconde où on a été sûrs de ce qu’on voulait faire, il nous a lâché la bride.

Et Jacqueline Pagnol?

On lui a montré les premières planches de "Topaze" et de "La Gloire de mon père". Elle trouvait que Marcel enfant n’était pas assez beau. C’était une femme amoureuse (3); elle voyait son mari comme une sorte d’Alain Delon! (Il sourit) Je trouve cela extrêmement touchant.

Dès le départ, vous teniez à adapter l’intégralité de l’œuvre?

Oui. Pagnol, c’est un puzzle; on ne peut pas enlever une pièce. Nous voulions que les œuvres les plus populaires servent à faire connaître celles qui sont restées dans l’ombre. D’où l’idée de publier, en alternance, les grands classiques et des pépites moins connues comme "Merlusse" ou "Cigalon". Pour Bamboo, l’éditeur, c’est un engagement sur une quarantaine d’albums! On en a déjà produit une vingtaine.

Quid des dessinateurs?

On les choisit en fonction des œuvres à adapter. Est-ce une comédie, un drame, une satire? Est-ce réaliste ou semi-réaliste? Pour "Jazz" et "Merlusse", qui sont des récits crépusculaires, on a pris Alexandre Daniel – alias A.Dan – qui maîtrise les noirs et blancs, les aplats à l’ancienne. Pour "Le Schpountz", l’une des rares farces de Pagnol, on a opté pour Éric Hübsch qui a un trait rond, assez proche du cartoon.

Le fait de bien connaître Pagnol est un critère de sélection?

Au contraire! (Il rit) On demande aux dessinateurs de ne pas regarder les films, de ne lire ni les pièces ni les bouquins. S’ils essaient de reproduire les scènes tournées, s’ils tentent de s’inspirer du physique des comédiens, on va dans le mur!

Cela vous a permis de "corriger" certains personnages…

Oui. Le cas le plus édifiant, c’est "Topaze". Quand Pagnol tourne la troisième version de sa pièce en 1950, il choisit Fernandel. Logique: c’est un comédien populaire et, en plus, c’est son ami. Mais à l’époque, le comédien frôle la cinquantaine, alors que Topaze n’a que 25 ans. Du coup, l’histoire de son amour déçu pour la jeune Ernestine Muche n’est plus la même! En BD, on peut fabriquer l’acteur idéal pour chaque rôle.

Vous évoquez les "erreurs" que vous avez dû rectifier…

"Les Souvenirs d’enfance", c’est un roman. Autobiographique, certes, mais un roman tout de même. Il ne faut pas trop chercher les invraisemblances, sinon on en ramasse de pleines brouettes. Par exemple, le petit Paul qui lit "Les Pieds nickelés" en 1905, c’est impossible: cette série n’a été publiée que trois ans plus tard. Dans la BD, on lui a mis entre les mains un album illustré pour la jeunesse.

Il y a aussi les scénarios que Pagnol a écrits, mais qu’il n’a jamais pu réaliser: "Le Premier amour" et "La Prière aux étoiles"…

"La Prière" devait être sa seconde grande trilogie. Il a tourné le premier film au début de la guerre mais il a été obligé de détruire le négatif pour ne pas avoir à travailler pour les Allemands. Faire "revivre" ce scénario magnifique, le faire connaître, c’était génial! Quant au "Premier amour", qui se déroule au temps de la Préhistoire, il était trop cher et trop compliqué pour l’époque. (Il sourit) L’avantage de la BD sur le cinéma, c’est que le budget est illimité. Pour réaliser des scènes à grand spectacle, on n’a besoin que d’un crayon et d’une feuille de papier.

Vous ne craignez pas que vos albums ne "détournent" les lecteurs des textes originaux?

C’est le contraire qui se produit. Des libraires m’ont assuré que, depuis que les albums paraissent, les ventes des livres de poche repartent à la hausse. (Il sourit)

Et ça, j’en suis sacrément fier!

Après huit années en immersion dans son œuvre, qu’est-ce qui vous séduit le plus chez Pagnol?

Ce n’est pas un intellectuel. Il ne théorise rien, ne fait pas la leçon. Il vous prend à témoin d’une sorte de philosophie illustrée. Vous n’avez jamais l’impression d’être à l’école, mais vous y êtes: il vous enseigne les grandes lois de l’univers en vous intéressant à de toutes petites choses.

1. Successeur de "Vaillant, Pif Gadget" est l’un des trois pans idéologiques des magazines jeunesse français de l’époque, représentant la tendance communiste.

2. Cette série, créée par Louis Forton, est parue pour la première fois le 4 juin 1908 dans la revue "L’Épatant". Elle a été publiée jusqu’en 2015.

3. Jacqueline Pagnol est décédée le 22 août 2016 à l’âge de 95 ans.

“Rhôooooooooo!”

Vous utilisez un AdBlock?! :)

Vous pouvez le désactiver juste pour ce site parce que la pub permet à la presse de vivre.

Et nous, on s'engage à réduire les formats publicitaires ressentis comme intrusifs.

Monaco-Matin

Un cookie pour nous soutenir

Nous avons besoin de vos cookies pour vous offrir une expérience de lecture optimale et vous proposer des publicités personnalisées.

Accepter les cookies, c’est permettre grâce aux revenus complémentaires de soutenir le travail de nos 180 journalistes qui veillent au quotidien à vous offrir une information de qualité et diversifiée. Ainsi, vous pourrez accéder librement au site.

Vous pouvez choisir de refuser les cookies en vous connectant ou en vous abonnant.