LA NOUVELLE. Le fake de Nice-matin, par Alexandre Jardin

Plumes célèbres ou auteurs régionaux prometteurs, leurs écrits nous ont manqué ces derniers mois. Pendant tout l’été, chaque semaine, nous vous donnerons à voir de leur prose, sous la forme d’une nouvelle. Créée spécialement pour notre journal, elle est illustrée par Sylvie T, dessinatrice niçoise. Coup d’envoi de cette série avec un parrain illustre et engagé, Alexandre Jardin, dont le livre, Française, est paru aux éditions Albin Michel.

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Alexandre Jardin Publié le 04/07/2020 à 14:00, mis à jour le 04/07/2020 à 14:42
Sylvie T.

Pour une surprise, on en resta tous baba: à la Une de Nice-Matin s’étalait un titre qui avait un parfum d’embuscade, d’aventure.

Il annonçait la décolonisation des régions françaises.

Babette, la patronne du bar des Cigales, écarquilla ses grands yeux bleus en érection; puis, déployant son grand sourire plein de dents, elle déclara à ses clients:

- Ça se corse, ça se corse… Paris se résignait à la libération des territoires. E. Macron, haut-fonctionnaire habillé en président du moment, avait, paraît-il, murmuré cette information dynamite à la radio.

Comme ça d’un coup, le centralisme branlant avait capitulé.

Usés d’être inutiles ou de saboter les initiatives locales, les énarques de la capitale avaient plié: du fond de leurs bureaux duvetés du 7e arrondissement, ils renonçaient par la voix de leur président à penser à la place de la piétaille locale et à faire semblant d’agir sous les ors de Paris.

Fin de la comédie étatophile freinante. Nice-Matin était formel: on soldait à l’encan l’Etat vermoulu de Colbert, trois siècles d’une histoire qui avait été jolie jadis mais qui, dans la déconfiture nationale du confinement avait montré ses limites: l’Etat parisien ne protégeait plus quand soufflait une crise qui torgnolait les Français.

C’était bien les communes qui, agiles, avaient, par salves d’initiatives, sauvé ceux-qui-ne-comptent-pas de la Covid-19. Désormais, les gueux pourvus d’accents seraient les princes.

Au bar des Cigales, on en eut un fou rire nerveux de cette nouvelle-la. Ce troquet, on en était comme d’un village.

Si c’était un fake, il était rudement bien fichu

Derrière son zinc, le décolleté joyeux, Babette retourna le journal, palpa le papier doux.

Si c’était un fake, il était rudement bien fichu. Même grammage qu’un vrai Nice-Matin.

A la cantonade qui sifflait des Pastis et des alcools frais, elle lut un article très bien fait pour un faux, quasi crédible.

Une soi-disant journaliste de Nice-Matin y détaillait gaiement comment, épuisés d’être inefficaces et de faire de la com, les petits gris de Bercy, ces castrateurs obstinés de l’énergie nationale, experts en blocage d’initiatives locales hardies, et bien ils avaient… soudain arrêté de venir au bureau.

Se faire engueuler par le populo, ça mine le ciboulot, expliquait-elle. Les huissiers du Ministère des Finances, prétendait l’article, avaient eu la stupeur de voir des bureaux désertés.

Les financiers de l’Etat, les réputés pourtant très sérieux, n’y croyaient tellement plus au centralisme autoritaire, qu’ils avaient raccroché les gants.

Babette relut ce papier assez drôle à sa clientèle niçoise très sidérée. L’auteure disait avoir interviewé le dernier haut-fonctionnaire qui venait encore, par habitude, à Bercy; le grand bâtiment qui, au bord de la Seine, abrite les crânes d’œufs qui décident de tout avec sérénité et sans culpabilité.

Un dépressif au grand cœur qui y avait cru à l’utilité de la République jacobine. Bégayant et touchant, il avouait sur une colonne que la République de Paris ça ne fabriquait plus que de l’inégalité territoriale, un tsunami de normes qui avaient mis la moindre activité humaine dans un ralenti français extraordinaire.

Ses aveux de gratte-papier fendaient le cœur.

Aux dires de cet exemplaire de Nice-Matin, la fin du grand Etat entortillé de strates par Napoléon et aiguisé par Charles de Gaulle, ça se terminait comme ça, en capilotade minable, en auto - dissolution.

Faute de croyants, de desservants prêts à infliger des coups de tampon, l’absentéisme généralisé aurait eu raison de l’Etat majestueux rêvé par Louis XIV. La totalité du clergé jacobin, toute la clique énarchisée, n’aurait même plus eu envie de continuer à faire semblant d’agir.

La pénurie de masques, après que l’Etat en eut méthodiquement pulvérisé les stocks en confettis, aurait achevé le moral des évêques de l’administration perchée à Paris.

Dans le bar, chacun en rigola énormément pour finir.

Babette arborait toutes ses dents à chaque éclats de rire: T’imagines, Patrick, la décolonisation de nos territoires?

Le Patrick en ria fort et un peu jaune, à la Fernandel. Patrick, c’était un gars qui vivait au seuil de lui-même, à l’intérieur il faisait trop sombre. Il n’était jamais vacant pour les aventures. Tout le contraire de Babette, une aventurière immobile.

Cette passionnée voyait moins dans les choses et les êtres ce qu’ils sont que ce qu’ils lui suggéraient. Derrière son zinc, cette Française vivait des instants déformés.

Elle devinait le courage derrière les pleutres, l’amour où il n’est pas, la possibilité d’élargir le monde. Une grille de rêves quadrillait son présent, son horizon.

Qui pouvait avoir bien eu l’idée de publier ce fake?

Belle nouvelle de science-fiction de vouloir "décoloniser les territoires".

Ça paraissait tout à fait farfelu vu qu’on avait toujours connu ça, la soumission docilette du Français, un peu rampant, devant les Préfets gonflés d’officialité.

Même les patrons gueulards, les fonctionnaires insoumis et les maires ramenards s’y étaient accoutumés à cette mise en laisse légale, à subir les rappels à l’ordre sous forme de circulaires, les avanies des cheffaillons de la Direccte (1) , les interdictions fermes des trésoriers-payeurs généraux (2) ou les insolences des recteurs dont on se demandait encore l’utilité, sans compter les blâmes ministériels.

Même le maire de Nice s’était fait enguirlander d’avoir osé importer des masques au début du confinement. Comment? Une initiative utile aux pékins, affréter un avion pour prendre les choses en main?

On l’avait tancé. Tout le fretin des élus avait même, sans broncher ou presque, accepté d’appliquer les soixante pages du document minutieux envoyé par Paris pour déconfiner les écoles, un épais texte que chacun savait très délirant mais bon, c’était comme ça depuis toujours, la logorrhée administrative qu’on subissait à Nice et ailleurs.

Alors dans le bar, passé la stupeur, tout le monde se dit qu’il s’agissait forcément d’un canular de Nice-Matin, un bis du 1er avril, ou l’initiative d’un farceur. L’homme descendant du songe, il a toujours besoin d’imprimer ses rêves.

Sylvie T..

Babette resservit une tournée générale mais chacun, dans le bar tiède, commença à s’interroger vraiment : et si ça arrivait un jourque l’on décolonise nos territoires?

Que l’on fasse soudain confiance à l’intelligence des gens de terrain qui, au ras du réel, s’occupent des autres en les connaissant ? Pourquoi diable n’avait on jamais essayé ça plutôt que de changer de président parisien?

Ça tournerait vinaigre, grommela Lucien, un retraité de l’armée qui, autrefois, avait eu le sens de la nécessaire soumission.
Pour sûr, renchérit Patrick en voûtant ses épaules, à Paris ils savent quand même ce qu’ils font.

Et si ça tournait bien de nous faire confiance? reprit Babette en souriant. Si on décidait davantage pour nous autres ici, à Nice? Ferait-on échouer nos enfants?

Remettrait-on plus mal nos chômeurs vers un bon métier?

Serait-on plus nuls que les parisiens pour faire en sorte de mieux vivre ensemble? Pour organiser nos hôpitaux? Chacun resta rêveur. S’établissait une complicité du songe. C’est vrai que nous faire confiance, à nous les provinciaux, plutôt que de changer de président parisien, on n’a encore jamais essayé!

"Tas de petits Niçois! Cannois embués d’arrogance!"

Babette, ressers-moi un double.

Non Jacques, tu bois trop. Je t’ai toujours dit que le seul obstacle entre nous, c’est la boisson.

Je boirai l’obstacle! répondit-il. Pas avec moi. Les mariages contractés en état d’ébriété, ça se réveille en gueule de bois.

En attendant, heureusement que c’est un canular, grogna le Jacques en tapotant sur la couverture du faux Nice-Matin. Ce serait la fin de la France.

Pourquoi diable? reprit Babette. La France, c’est pas un puzzle de territoires?

Non ma chérie, répliqua le Jacques très imbibé. La France c’est l’Etat, notre père à tous! L’Etat qui nous a fourni des masques à tous, à profusion et rapidos!

L’Etat si doué pour simplifier la vie de chacun! L’Etat qui nous entend, nous considère et ne nous plie jamais à des règles idiotes!

L’Etat intelligent qui sur tout sujet sait ce qui est bon, utile et juste pour le Niçois, la Tropézienne, les Cannois, les Brestois, la Clermontoise et le Strasbourgeois!

Sur sa lancée, l’alcoolisé se resservit une rasade d’un digestif et ajouta: L’Etat qui sait comment donner un premier job à mon fils! Comment arrêter la schnouf et l’islamisme nerveux!

Qui sait comment nous faire vivre ensemble! Et comment intégrer les nouveaux Français!

L’Etat champion de l’efficacité éclair! L’Etat qui sait tout mieux que nous qui avons la prétention de connaître nos vies et nos territoires!

Titubant, le poivrot glissa sur une dalle et tomba à la renverse.

On le ramassa et des pompiers suants vinrent embarquer l’un des derniers supporter de l’Etat-qui-décide-de-tout à Paris. A moitié KO, le Jacques éructait encore, vitupérait l’arrogance des provinciaux qui ont le toupet de s’estimer, de vouloir se gouverner en adultes. Tandis qu’on lui administrait un sédatif, il glapissait: Tas de petits Niçois! Cannois embués d’arrogance!

Raclures des Alpes-maritimes! Cul-terreux méditerranéens! A Paris, on vous méprise, cancrelats du sud ! Rougissez de votre accent de pedzouille! Colonisés! Broussards de la Côte d’Azur! Pécores! Soumis!

Sur ces mots subtils, on embarqua le bruyant. Babette replia le faux journal, montra ses dents dans un sourire de Percheron et déclara :
- N’empêche, on est quand même colonisés !

Encagés dans un système qui nous a pas protégé pendant la crise du Covid. Y aurait pas eu une mairie dégourdie ici, comme ailleurs, on aurait été mal.

- A Cannes, le maire a été plus malin que le gouvernement, plus inventif, ajouta une femme qui avait été très aimée. Et puis il est beau. Babette poursuivit :

- Et moi je dis que changer tous les cinq ans d’administrateur colonial qui loge à l’Elysée, ça change guère notre vie. Alors ce journal, même si c’est un fake, il dit peut-être quelque chose de… … de pas faux, conclut un client qui était resté muet.

- Tiens, toi qui es plus con que moi, reprit Babette, Patrick, rends-toi utile, prends ces sous et va donc acheter un vrai Nice-Matin, sur la place. Qu’on voit ce que dit le vrai.

- Tu m’en prendras quatre, pour les clients de mon hôtel… ajouta un André bedonnant.

Gentil, le Patrick ramassa les sous, ses grandes mains excessives et, d’un pas élastique à la monsieur Hulot, sortit du bar, la tête farcie de pensées inquiètes.

Au fond, ça ne lui plaisait pas ce faux Nice-Matin qui logeait des idées de liberté et de changement dans la tête des gens.

Patrick, ça lui plaisait un système qui ne marchait plus, qui avait très mal protégé les soignants pendant le confinement, mais un système en ordre, qu’on connaissait depuis toujours. Certes un peu colonial et foireux mais lui, être soumis aux Parisiens pleins d’aplomb, ça ne le dérangeait pas trop vu qu’il se sentait un peu bébête, pas trop sûr de lui. Il traversa la place.

Une anxiété frémissante peuplait l’air. Le ciel volait bas. Il avisa le marchand de journaux et s’engouffra dans le magasin :
- Nice-Matin, j’en prends cinq… Patrick tendit les sous et lut la Une. Elle annonçait bien que Paris décolonisait les territoires.

- Heu… fit Patrick, non, pas le fake, le vrai canard.

- C’est le vrai, de quoi vous parlez ? répondit la marchande.

Me prenez pas pour un con, le vrai ! paniqua Patrick. Eberluée, la dame murmura :

- Je n’ai rien d’autre. C’est le vrai Nice-Matin ! Ce gag de Dieu ne le faisait pas rire.

Comprenant avec effroi le changement qui arrivait, Patrick tendit un gros billet et acheta toute la pile de Nice-Matin. Il ne fallait pas que l’info circule !

(1) Flics administratifs qui veillent au respect minutieux du droit du travail et qui, tatillons, renforcent la santé et la sécurité au travail. Justifier leur salaire est leur passion.
(2) Le corps des trésoriers-payeurs généraux est une institution centrale dans l’organisation des finances publiques en France ; mettre sous tutelle les êtres humains vivant hors du périphérique parisien est leur fièvre.

Photo Denis Félix.

Ecrivain, cinéaste, Alexandre Jardin est également un citoyen engagé, candidat à l’élection présidentielle de 2017 au nom du mouvement Les Citoyens.

Talent précoce, il a été couronné à l’âge de vingt ans à peine par le Prix du premier roman, pour Bille en tête.

Plusieurs de ses ouvrages sont adaptés au cinéma, tel que Le Zèbre qui reçut le Prix Femina en 1988, ou Fanfan, qu’il réalisera lui-même en 1993.

Parrain de nombreuses associations, il est aussi co-fondateur de Lire et Faire lire (19 000 retraités qui font lire chaque année 650 000 enfants des écoles primaires et maternelles des 100 départements) puis de www.bleublanczebre.fr Une plateforme d’action avec laquelle l’écrivain fédère autour de lui des « Faizeux » : 300 acteurs majeurs d’une révolution positive.

Et en 2016, du mouvement citoyen www.lamaisondescitoyens.fr destiné à faire peser toutes celles et ceux qui ne comptent pas pour qu’ils comptent 1+1+1 ! Des thèmes largement repris dans Française, une saga sociale par le prisme de laquelle il réinvente le roman populaire.

Alexandre Jardin animera une master class le 11 juillet à 17 h 30 à la librairie Autour d’un livre, 17, rue Jean-Jaurès à Cannes, suivie d’une rencontre à 18 h 30.

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