Scandalisé par une émission de France 3 Me Dupond-Moretti attaque l'ancien juge d'instruction de l'affaire Bouvier-Rybolovlev et saisit le CSA

Après un numéro de "Pièces à conviction" consacré à l’affaire Dmitri Rybolovlev contre le marchand d’art Yves Bouvier, l’avocat dépose une plainte contre le magistrat qui avait instruit le dossier.

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Franck Leclerc Publié le 12/06/2020 à 21:49, mis à jour le 12/06/2020 à 21:53
Mes Dupond-Moretti et Florent Ellia, Christophe Haget. Photo F.L.

C’est ce qui s’appelle mettre en pièces des convictions très ancrées.

Après avoir naguère défendu l’homme d’affaires russe et président de l’AS Monaco Dmitri Rybolovlev, Me Éric Dupond-Moretti représente, aux côtés de son confrère niçois Me Florent Ellia, l’ex-directeur de la police judiciaire monégasque Christophe Haget.

À ce titre, il contre-attaque. Scandalisé par le contenu, selon lui "plein d’inexactitudes" et "indigne", d’un reportage diffusé mercredi soir sur France 3.

Dans ce document mettant en avant le juge français Édouard Levrault, "débarqué" du Rocher en août 2019 et désormais en poste à Nice, son client est mis en cause dans le différend qui oppose l’oligarque au Suisse Yves Bouvier.

Le premier reprochant au second d’avoir surfacturé à hauteur d’un milliard d’euros des œuvres majeures qu’il lui avait cédées.

Dont le Salvator Mundi de Léonard de Vinci, revendu depuis pour 450 millions de dollars, avec une colossale plus-value.

En décembre, la chambre du conseil de la Cour d’appel de Monaco a invalidé la plupart des pièces incriminant le marchand.

D’autres procédures sont toujours en cours devant diverses juridictions, les tableaux ayant transité par des ports francs, Singapour notamment.

Quant à Christophe Haget, il est inculpé des chefs de trafic d’influence, corruption et violation du secret de l’instruction. Me Dupond-Moretti réagit.

Pourquoi êtes-vous excédé ?
C’est une situation ubuesque. Dans cette émission, on sert la soupe au juge Levrault. Avec un certain nombre d’éléments normalement couverts par le secret de l’instruction, qui s’applique aussi à ce magistrat. Par exemple, la perquisition chez M. Narmino [alors directeur des Services judiciaires de Monaco, N.D.L.R.].

Où l’on retrouve une carte bleue de la Croix Rouge monégasque ?
Carte bleue photographiée par la police mais non versée au dossier. Tout simplement parce que sa période de validité a expiré bien avant la saisine du juge d’instruction. Cette émission est à la gloire du juge Levrault, sans une once de contradictoire. Raison pour laquelle je vais déposer une plainte dans les jours qui viennent, contre ce magistrat et le journaliste. Je vais également saisir le Conseil supérieur de l’audiovisuel et la Direction des services judiciaires français. Car enfin, comment peut-on ainsi livrer l’honneur d’un homme aux chiens ? La terre judiciaire ne s’est pas arrêtée de tourner après le départ de M. Levrault puisque deux juges français, en collégialité, poursuivent cette information. Chose que l’on se garde bien de nous expliquer dans ce reportage.

Cette émission vous paraît partielle ? Partiale ?
Je vais donner quelques éléments infiniment choquants qui me font dire qu’être juge d’instruction, ce n’est pas être un cow-boy. Parlons de cette histoire de la Croix Rouge monégasque. On sous-entend que de l’argent liquide, prélevé sur ses comptes, serait dans la poche du Prince et de M. Narmino. C’est scandaleux. Autre point : le juge croit devoir adresser 105 questions au souverain, tout à fait en fin de procédure, alors qu’il va être dessaisi. Laissant entendre, dans le reportage, que l’on est ici en monarchie. Mais quel sort a-t-on réservé aux deux juges qui, stupidement, avaient envisagé d’aller perquisitionner l’Élysée à l’époque où Nicolas Sarkozy était président de la République ? On les a laissés là où ils devaient être, c’est-à-dire dans la rue. Les chefs de l’État, dans une grande démocratie, ont une immunité fonctionnelle qui est tout à fait légitime. M. Levrault est sans doute un très grand juge, mais il y a quelques règles qu’il a oubliées. La séparation des pouvoirs, la présomption d’innocence et même le secret professionnel des avocats, se croyant autorisé à fouiller le portable d’une avocate. On a l’impression qu’il se comporte comme un chevalier blanc, mais l’expression de "filet dérivant" s’applique parfaitement à sa méthodologie.

Vous dénoncez aussi des inexactitudes ?
On nous explique que, dans le cadre de la construction de la tour Odéon, les Marzocco ont eu affaire à une boîte de communication dans laquelle M. Linotte, président du Tribunal suprême de Monaco, aurait des intérêts. Assertion mensongère puisqu’il s’agissait d’un autre projet, Testimonio. On évoque aussi un contentieux entre le groupe Marzocco et des riverains, tranché par ce même Tribunal suprême. Faux, c’était entre des riverains et l’État monégasque, à propos de l’attribution d’un permis.

Et ces places au stade offertes à votre client, d’une valeur unitaire de 7.000 euros ?
M. Haget n’est pas un passionné de foot. À chaque fois qu’il s’est trouvé au stade pendant les douze années où il a été en poste, c’était pour faire son métier de commissaire de police. Non pas dans les tribunes, mais au poste de sécurité.

Ses SMS échangés avec une avocate de M. Rybolovlev ?
Je connais des centaines de procédures dans lesquelles des parties civiles, des plaignants, disposent d’un numéro pour atteindre l’officier de police judiciaire en charge de l’enquête. La particularité, ici, c’est que M. Rybolovlev ne parlant pas un mot de français, Me Tetiana Bersheda faisait aussi office d’interprète. D’une façon générale, je n’aime pas le tribunal médiatique. L’information se poursuit avec deux juges français qui, sans doute, ne sont pas aussi compétents, aussi brillants, aussi courageux que le juge Levrault, mais qui vont faire leur travail. Je rappelle aussi que le commissaire Haget est présumé innocent. J’ajoute, à propos du Prince, combien le procédé, dans cette émission, est choquant. Selon une présentation perverse, puisqu’il ne répond pas, il fait défaut à cette exigence de transparence qui nous assaille. Forcément, il est suspect. C’est honteux. Pas un seul chef d’État au monde ne peut accepter de répondre à 105 questions adressées dans ces conditions par un juge.

Contacté ce vendredi, le juge Levrault ne nous a pas répondu.

Le Palais princier dénonce "le seul objectif du sensationnalisme médiatique"

Il n’y a pas que Me Dupond-Moretti que Pièces à conviction a courroucé.

Et comme à l’été 2018, lors de la diffusion du brûlot "Monaco : qui fait la loi sur le Rocher ?", le travail du journaliste Pascal Henry a poussé le Palais princier à réagir, ce vendredi, via une dépêche corrosive.

"L’émission relate une histoire basée sur une interprétation orientée de faits et d’informations, sortis de leur contexte, avec pour seul objectif celui du sensationnalisme médiatique."

Si le juge Levrault a toujours refusé les sollicitations des journalistes de Monaco-Matin/Nice-Matin, Pascal Henry, lui, ne se défile pas.

Contacté ce vendredi, il réfute en bloc ces accusations. "Je ne vois où il y a du sensationnalisme ! Moi, je vois seulement un juge d’instruction qui a travaillé trois ans à Monaco et a été évincé parce qu’il gênait. Je comprends que le simple fait de s’intéresser, ou de “s’attaquer”, à Monaco puisse être vu comme du sensationnalisme, mais ça n’en est pas."

"Inexactitudes et commentaires biaisés"

"Le Palais princier n’estime pas utile de devoir clarifier les nombreuses inexactitudes et autres commentaires biaisés qui jalonnent ce documentaire, poursuit le communiqué. Cette compilation parfois confuse d’images apparaît vouloir remettre en question le bon fonctionnement des Institutions monégasques et à semer le doute sur la probité de ses plus hautes Autorités."

Là encore, Pascal Henry étouffe un rire. "S’il y a des inexactitudes, alors on les pointe. Sinon, on ne dit rien", considère celui qui estime opérer avec éthique. "Par respect déontologique, j’ai adressé des lettres personnelles à toutes les personnes citées et formulé des questions précises."

Sans retour positif. Sans bâtons dans les roues non plus. "Monaco ne m’a jamais empêché de travailler. Ça a parfois duré un certain temps avant que mes demandes de tournage soient autorisées mais je n’ai jamais eu de problèmes."

"Il a pris peur"

L’occasion d’en apprendre un peu plus sur les coulisses. "Ça n’a pas été simple du tout. Ça m’a pris un temps fou de le convaincre", relate le journaliste, qui précise qu’Edouard Levrault "a pris peur" en janvier 2020. "Il a voulu qu’on supprime la première interview. On s’est aussi posé des questions avec France Télévisions, à savoir jusqu’où on irait, avec la responsabilité de ne pas le compromettre."

La deuxième tentative sera la bonne. "Ça été plus facile car on avait remis tout à plat. Il m’a donné une interview le 13 mai à Monaco, juste après le confinement. On a tourné les scènes où il marche devant le Palais de justice et il était plus à l’aise, plus serein."

"Il n’a pas vu le film avant sa diffusion", assure Pascal Henry, lié par un "contrat moral" avec le juge. "J’ai dû me conformer à ses désirs car il jouait sa vie."

Et a tout donné. "J’ai suivi à la lettre les éléments et détails du dossier d’instruction auquel j’ai eu accès."

"Une justice impartiale, indépendante, transparente et efficace"

"Il convient de rappeler que des procédures judiciaires sont toujours en cours. Aujourd’hui, des magistrats en sont saisis. La sérénité de leur travail doit être préservée dans l’intérêt de tous", rappelait ce vendredi le cabinet du Prince, insistant sur la volonté perpétuelle du souverain d’"assurer à chaque justiciable une justice impartiale, indépendante, transparente et efficace".

Un prince Albert II "soucieux du respect de la présomption d’innocence" qui réaffirme son "entière confiance dans l’Institution judiciaire" alors que Monaco a enregistré le renfort de deux nouveaux magistrats et ouvert un troisième cabinet d’instruction "afin de permettre l’instruction des procédures dans les meilleurs délais possibles".

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