La mission du nouveau garde des Sceaux: restaurer la sérénité dans la justice monégasque
Robert Gelli est le nouveau directeur des Services judiciaires de Monaco. Ce haut magistrat français succède à deux Monégasques. Dans cet entretien, il dit vouloir réinstaurer la sérénité dans une maison justice malmenée par l'affaire Bouvier-Rybolovlev.
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Arnault CohenPublié le 11/11/2019 à 14:15, mis à jour le 11/11/2019 à 14:24
"La Justice est indépendante à Monaco. Il n’y a pas de discussion là-dessus."Photo Jean-François Ottonello
C’est un magistrat à l’expérience solide qui vient de poser ses valises à Monaco. Robert Gelli a pris ses fonctions de directeur des Services judiciaires le 21 octobre. Ce Français de 64 ans succède à deux Monégasques à la tête de la justice en Principauté. Procureur général à la cour d’appel d’Aix-en-Provence depuis 2017, il a présidé la Conférence nationale des procureurs de la République, fonction qu’il a occupée à Nîmes de 2002 à 2012, puis à Nanterre de 2012 à 2014. Il a ensuite dirigé les Affaires criminelles et les grâces du ministère de la Justice de 2014 à 2017. Robert Gelli arrive avec la ferme intention d’instaurer un climat serein dans les couloirs du palais de justice et restaurer une bonne image de Monaco à l’extérieur. À ce stade, les Monégasques ne pourront lui reprocher qu’une chose : être marseillais et, comme tout Marseillais digne de ce nom, supporter de l’Olympique de Marseille. Entretien.
"J’ai été choisi par l’Élysée"
Comment avez-vous atterri à Monaco?
En ce qui me concerne, c’était totalement imprévu et imprévisible. En septembre, la Chancellerie, à la demande de l’Élysée, m’a proposé de rejoindre Monaco. J’ai donné mon accord. Le président de la République et le Prince ont ensuite évoqué ensemble la question. J’ai alors rencontré le souverain, avant même que la décision ne soit entérinée. Je me suis présenté à lui, je lui ai décrit mon parcours, j’ai évoqué avec lui les perspectives de mon arrivée à la direction des Services judiciaires. Un décret de détachement français a ensuite été pris, validé par le Conseil supérieur de la magistrature, avant l’Ordonnance souveraine et la prestation de serment. Tout a été très rapide puisque j’ai pris mes fonctions un mois plus tard, le 21 octobre.
Avez-vous hésité?
Non. D’abord parce que j’aime les défis, les challenges. J’ai fait beaucoup de choses dans ma carrière et j’ai estimé que cette opportunité était une aventure assez exceptionnelle. Il n’est pas commun pour un magistrat de se retrouver avec les attributions d’un garde des Sceaux. Il y a aussi l’attrait de découvrir un autre pays, de nouvelles pratiques, de nouvelles personnes. La dimension internationale a aussi toujours beaucoup compté pour moi. L’un des premiers sujets sur mon bureau est d’ailleurs l’évaluation de Monaco par le Greco (lire par ailleurs). J’ai d’autant moins hésité que j’arrive en fin de carrière. Je suis, pour l’instant, détaché pour trois ans.
Trois ans, est-ce une durée suffisante?
De manière générale, trois ans, c’est court pour prendre ses marques et monter des actions, des projets.
Le processus de réforme et de mise en œuvre prend facilement deux ans. Cela dit, les ministres de la Justice français, qui restent plus de trois ans en poste, sont très peu nombreux…
Quels sont précisément votre rôle et votre mission?
Je suis pragmatique. Je n’arrive pas avec des idées préconçues. Le rôle premier du directeur des Services judiciaires est de veiller au bon fonctionnement de la justice dans son ensemble, en interne comme en relation avec tous les autres partenaires, de s’assurer de l’indépendance de la justice vis-à-vis des autres pouvoirs et institutions. Sur le plan institutionnel, d’ailleurs, le DSJ a les attributs d’un ministre mais ne fait pas partie du gouvernement. Ce positionnement est intéressant. Je suis en lien direct avec le Prince puisque la Justice est rendue en son nom. Le DSJ n’a de comptes à rendre qu’au seul Prince, pas au gouvernement. Ce schéma est très inhabituel.
Convient-il au magistrat chevronné que vous êtes?
Je suis libre dans ma tête et dans mon action, très serein, puisque je n’ai rien demandé et je n’attends rien.
Que retenez-vous de vos deux entrevues avec le prince Albert II?
Les premiers contacts sont forcément un peu formels. On n’entre pas dans le vif des sujets. J’en retire deux points essentiels. Un, le souci du souverain de faire revenir la sérénité dans le fonctionnement interne de l’institution judiciaire.
Deux, redonner une bonne image de la Justice aux Monégasques et à l’extérieur. Et tout ceci avec les attributs de la Justice : elle est indépendante et doit le rester. Il n’y a pas de discussion là-dessus.
"Trois ans pour un juge, ce n’est pas suffisant"
Dans quel état avez-vous trouvé la justice monégasque?
Je constate qu’elle fonctionne bien sur le plan des délais, que je trouve corrects ; les jugements sont rendus, tapés par le greffe, exécutés. La machine tourne bien. Depuis mon arrivée, je n’ai pas été témoin ou on ne m’a pas rapporté une quelconque situation où il y aurait des influences sur la justice. Dans les entretiens que j’ai pu avoir avec les magistrats, que j’ai réunis dès mon arrivée et que je recevrai ensuite individuellement, je n’ai pas eu de remontées inquiétantes sur l’interventionnisme qu’il pourrait y avoir sur la justice, dans son fonctionnement quotidien. Je vais évidemment continuer à rencontrer les magistrats et d’autres observateurs de l’institution judiciaire. Je veux également voir la Sûreté publique, la semaine prochaine (cette semaine, ndlr). J’ai déjà rencontré les membres du cabinet du Prince, le gouvernement, le président du Conseil national, le maire de Monaco.
Lorsque vous avez réuni les magistrats, avez-vous perçu ce malaise ressenti lors de la rentrée judiciaire?
Cela n’a pas été exprimé. Je pense qu’il y a une certaine retenue, pour l’instant. Mon arrivée crée peut-être aussi les conditions qui permettent de passer à autre chose. On n’a pas envie de remettre sur le tapis tout ce qui a pu être ressenti ou vécu. Mais je ne suis pas aveugle et sourd. Je sais tout ce qui s’est passé, tout ce qui a été dit et écrit dans la presse. Je vais essayer de ramener de la sérénité dans le fonctionnement de la justice.
La maison justice monégasque n’a-t-elle pas été trop abîmée par l’affaire Bouvier-Rybolovlev, qui a notamment coûté son poste à Philippe Narmino, l’un de vos prédécesseurs?
Je n’ai pas ce sentiment-là. J’aurai peut-être un avis plus nuancé après avoir rencontré tous les magistrats individuellement.
Mais je ne sens pas une institution paralysée dans son fonctionnement. Sans doute l’image de la justice a été salie. Mais franchement, je ne suis pas là pour ressasser le passé, que je n’ai pas vécu. Je suis là pour essayer de repartir de l’avant, engager une nouvelle aventure, sans oublier ce qu’il s’est passé mais en regardant devant.
Que pensez-vous d’un détachement de trois ans pour un juge d’instruction? Je fais évidemment allusion au juge Édouard Levrault, l’un des deux juges en charge de l’instruction de l’affaire Bouvier-Rybolovlev, dont le détachement n’a pas été renouvelé par Laurent Anselmi, votre prédécesseur...
Je considère que trois ans, ce n’est pas suffisant. Surtout si l’on instruit non pas un, mais des dossiers complexes. J’ai suffisamment souffert, dans mes différentes fonctions, du turn-over trop important, en France, des juges d’instruction. Certains dossiers durent dix ans et ont été instruits par cinq juges. Ce n’est pas pertinent. Je ne vais donc pas arriver à Monaco en disant que trois ans, c’est merveilleux.
Était-ce une erreur de ne pas renouveler le juge Levrault?
Je n’ai pas à répondre à cette question. Je pense toutefois qu’il faut réfléchir à la question de la durée du détachement des magistrats français. On évoque un mandat unique plus long, pour éviter justement de se poser la question du renouvellement. En effet, qu’il soit accordé ou pas, cela peut porter à interprétation.
Un mandat unique de six ans, par exemple, aurait votre préférence?
Je crois qu’il faut y réfléchir. On en parle en France et à Monaco. Nous devons nous pencher sur le sujet.
Où en est l’examen du recours du juge Levrault devant le Tribunal Suprême?
La requête en suspension de l’exécution de la décision de non-renouvellement a été écartée. La requête en annulation, au fond, est toujours au stade du débat contradictoire. Le calendrier n’est pas encore fixé. Des mémoires seront déposés fin novembre.
Espérez-vous que l’affaire Bouvier-Rybolovlev sera rapidement bouclée?
Vous savez, j’ai quarante ans de magistrature et de justice derrière moi. Je sais pertinemment que ce n’est pas parce qu’on souhaite qu’un dossier aille vite que ce sera le cas. Il y a toute une série d’aléas, liés aux requêtes des différentes parties, demandes d’actes, recours déposés… Mais c’est vrai, plus vite ces dossiers pourront avoir une décision définitive, quelle qu’elle soit, mieux ce sera.
Suivrez-vous cette affaire avec plus d’attention?
Tout dossier mérite un suivi de la part du directeur des Services judiciaires. Je le suivrai, comme tous les autres, pour savoir où l’on en est, aucunement pour donner des indications ou conseils. Ce n’est pas mon rôle.
Deux juges d’instruction débarquent dans les tout prochains jours
Après le départ du juge Levrault, le 1er septembre, il ne reste plus qu’un seul magistrat instructeur en Principauté, en l’occurrence Morgan Raymond. Quand les deux autres juges d’instruction, très attendus, doivent-ils arriver?
Le décret de détachement n’a pas encore été publié au Journal officiel français. C’est une question de jours. J’espère que ces deux juges arriveront le plus rapidement possible. Les deux magistrats sont dans la même situation. Ils sont tous deux déjà passés devant le Conseil supérieur de la magistrature.
On connaît le nom de l’un d’eux, Ludovic Leclerc, vice-procureur au tribunal de grande instance de Marseille et chef de la section des affaires économiques et financières. Qui est le second?
Franck Vouaux. Il était juge d’instruction, puis juge des libertés et de la détention au tribunal de grande instance de Sarreguemines. Ludovic Leclerc, quant à lui, a notamment réglé le fameux dossier Guérini. Son profil économique et financier, son expérience en la matière seront très utiles à Monaco. Dès que les décrets seront publiés, ces deux juges d’instruction pourront rapidement entrer en fonction.
Qui va hériter de l’instruction du volet monégasque de l’affaire Bouvier-Rybolovlev?
Comme en France, l’affectation des dossiers relève du président du tribunal, sur les réquisitions du parquet général. Le directeur des Services judiciaires n’intervient pas sur cette décision. Je pense que le juge Leclerc a plutôt le profil pour instruire ce genre de dossiers.
Il devrait avoir une prévalence sur les affaires financières.
Trois cabinets d’instruction, c’est plutôt une bonne nouvelle, non?
Ce renforcement est un bon signe. Cela signifie que l’on pourra instruire des dossiers plus facilement, notamment par la co-saisine de deux, voire trois juges lorsque le dossier est complexe. Trois juges d’instruction, cela donne plus de souplesse et apporte une garantie supplémentaire d’impartialité.
Avez-vous constaté des retards dans le traitement des dossiers?
Les juges qui arrivent vont devoir se plonger immédiatement dans les dossiers en cours, dont certains sont volumineux.
C’est pourquoi, j’ai demandé à ce que ces deux juges arrivent le plus rapidement possible. Le ministère français de la Justice me l’a promis.
Il manque également un procureur général adjoint à Monaco. Avez-vous un nom, une date?
Pas pour l’instant.
L’effectif global au palais de justice vous paraît-il suffisant?
Au premier abord, oui. Le renfort à l’instruction était indispensable. Nous devrons ensuite en mesurer les conséquences, car il faudra bien juger tous ces dossiers.
en deux mots
En mission? "Compte tenu du contexte général, la France a fait le choix de proposer à Monaco un magistrat pour occuper la fonction de directeur des Services judiciaires. Le Prince a retenu cette hypothèse et m’a choisi. Ce souhait de rendre à la justice monégasque toute sa sérénité et une bonne image de la Principauté est partagé par les deux pays. Monaco est souverain. Par conséquent, la France ne me donne pas de mission particulière, ne me dit pas ce que je dois faire."
Un Français DSJ
Robert Gelli est le premier Français à occuper le poste de garde des Sceaux à Monaco, tout au moins après treize années de gestion par deux Monégasques, Philippe Narmino et Laurent Anselmi. Certains y voient un recul. "J’en ai entendu parler, effectivement. En tout cas, je n’ai relevé absolument aucune remarque, réflexion ou de défiance de ce type. J’ai plutôt eu le sentiment d’être perçu de façon positive compte tenu de mon expérience, de ma personnalité. J’ai des retours plutôt encourageants."
Passation de pouvoir "J’ai rencontré Laurent Anselmi à deux reprises avant ma prise de fonction. Ici et à Aix-en-Provence. Nous avons échangé sur le fonctionnement de la DSJ, les sujets de réflexion en cours. Il était nécessaire que je sois informé avant d’arriver."
Politique pénale "Je considère que c’est l’attribution du directeur des Services judiciaires de Monaco. Aucun texte ne le contredit. Je pense qu’il faut renforcer la politique pénale, définir les axes prioritaires." Par exemple ? "Il y a, ici, une délinquance moins visible, cachée, qu’il faut aller chercher. Je pense à la délinquance économique et financière, à la lutte contre le blanchiment d’argent provenant d’activités frauduleuses. Je pense aussi aux abus de faiblesse auprès de personnes âgées souvent riches. Je pense également aux violences intrafamiliales. À Aix-en-Provence, j’en avais fait une priorité. Je suis convaincu qu’ici aussi, alors qu’il y a très peu de dossiers, nous devons travailler pour faire émerger cette délinquance. Les violences physiques, les violences sexuelles, les violences faites aux femmes."
Maison d’arrêt " Je la visite lundi. Elle est dans mon domaine de compétence. Je veux me faire une idée précise de ce bâtiment et des conditions de détention, rencontrer son personnel. Je n’ai pas été alerté sur des difficultés. J’ai entendu dire que les détenus avaient vue sur mer. Je vais voir ça."
Le palais de justice Il est vrai que, par rapport à l’importance que prend la justice, on commence à être à l’étroit dans ce bâtiment. La question immobilière se pose inévitablement. »
Monaco "Je suis venu à Monaco en touriste. Je connais le Musée océanographique. Comme je suis marseillais et passionné par l’OM, je connais l’adversaire redoutable qu’est l’ASM, avec qui nous n’avons pas les relations les plus sympathiques. Je me sens totalement indépendant car je n’ai aucune relation particulière à Monaco. À une exception près : je connais Serge Telle. Par un hasard extraordinaire, il était au cabinet de Lionel Jospin au moment où j’y étais moi-même."
Les 3 priorités du garde des Sceaux
1. Le palais de justice. "Je souhaite rétablir en interne la sérénité, des relations de travail faciles, fluides, sans arrière-pensées. Je compte beaucoup sur l’arrivée des deux nouveaux juges d’instruction, pour avoir un regard neuf, rebooster cette fonction et faire avancer les dossiers en cours."
2. Le cycle d’évaluation du Greco. "Je serai devant l’assemblée plénière du Greco (Groupe d’États contre la corruption, ndlr) pour expliquer la position des autorités monégasques par rapport aux recommandations du Greco sur l’indépendance des procureurs et des juges, la grande thématique de cette évaluation de Monaco. Il y sera question des conflits d’intérêts, de la corruption des juges et procureurs. Cette thématique, lancée en 2017, est importante et s’inscrit aujourd’hui dans un contexte particulier. Un rapport sera ainsi débattu début décembre."
3. La place du DSJ à Monaco. "Occuper la place du directeur des Services judiciaires dans les institutions monégasques. En premier lieu, il est important que je remplisse mon rôle vis-à-vis du souverain, de l’informer de l’état de la justice à Monaco, de lui proposer d’éventuelles évolutions. Mais aussi, de définir la place du DSJ à l’égard des autres institutions. J’ai un rôle à jouer avec les ministres, avec la police."
"La machine judiciaire tourne bien."Photo Jean-François Ottonello.
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