L’État et le groupe Caroli renvoyés dos à dos par le Tribunal suprême
Saisi par la SAM Caroli Immo pour des demandes d’annulation et d’indemnisation, à la suite du retrait "unilatéral" de l’État du contrat de réalisation d’un projet culturel et immobilier sur le port, le Tribunal suprême a reporté sa décision en 2019
J.-M.F. et T.M.Publié le 13/12/2018 à 18:45, mis à jour le 13/12/2018 à 08:25
Photo JFO
Le projet porté par le Groupe Caroli concernant l’aménagement d’un nouveau quartier sur le port, avec logements, commerces, restaurants et musées fait l’objet d’un recours devant le Tribunal suprême.
Par décision du 29 novembre 2018, cette collégialité a jugé "illégal le retrait de la signature de l’État du contrat qu’il avait signé avec la société SAMEGI, devenue Caroli Immo", aux fins de réalisation de ce projet culturel et immobilier.
La juridiction supérieure a commenté sa propre décision, point par point, dans un long communiqué et a estimé que l’État "méconnaissait le principe de sécurité juridique et la protection constitutionnelle des intérêts financiers de la société résultant de la conclusion du contrat."
Le 5 septembre 2014, l’État et la SAMEGI, société anonyme monégasque de projet, et l’archéologue sous-marin Franck Goddio avaient conclu un protocole d’accord. Protocole relatif à la conception, au financement et à la réalisation d’un vaste projet sur l’esplanade des Pêcheurs du port Hercule.
Il s’agit alors d’y ériger un Centre de l’Homme et de la Mer, le Musée de la Famille princière, des logements, bureaux, commerces et une esplanade.
L’ensemble était doublement conditionné, comme rappelé par le Tribunal suprême.
"Du côté de l’État, par le dépôt et le vote d’un projet de loi de désaffectation du terrain d’assiette afin d’accueillir les différents bâtiments. Du côté de la société, par la réalisation de schémas d’aménagement garantissant que les Grands Prix organisés par l’Automobile Club de Monaco pourraient continuer à se dérouler et, plus précisément, que le port Hercule pourrait toujours accueillir l’ensemble des équipements nécessaires à la retransmission télévisée des compétitions, le TV Compound."
Des refus répétés du Ministre d’État
Or, une fois le projet de loi de désaffectation déposé au Conseil national, le Gouvernement l’a retiré en juillet 2015, rappellent les juges, précisant que "le Ministre d’État a refusé à plusieurs reprises, notamment par la décision du 22 juillet 2017 attaquée devant le Tribunal Suprême, de redéposer ce projet de loi".
Les juges mentionnent ensuite de nombreuses réunions de travail avec les services de l’État, entre 2015 et 2017, lors desquelles Caroli Immo auraient présenté plusieurs schémas d’aménagement. En vain. "Le chef du gouvernement a refusé toutes les propositions techniques de la société parce qu’elles n’avaient pas reçu préalablement l’agrément de l’Automobile Club."
Le principe et la réalité
La société Caroli Immo a dès lors saisi les magistrats d’un recours tendant, "d’une part, à l’annulation du retrait de la signature de l’État et du refus de redéposer un projet de loi, et, d’autre part, à l’indemnisation du préjudice qu’elle estime avoir subi de ce fait."
Si le Tribunal Suprême conclut à une "atteinte disproportionnée au droit de propriété et au principe de sécurité juridique", donnant ainsi raison à Caroli Immo au regard de la décison «unilatérale» de l’État (retrait de la signature), les magistrats se refusent toutefois, pour l’heure, à trancher définitivement le litige…
"En principe", peut-on lire, les parties devraient être "replacées dans la relation contractuelle" et Caroli Immo indemnisée "des préjudices directs et certains effectivement subis, estimés à plus de 423 millions d’euros".
En réalité, "le tribunal a décidé d’ordonner des mesures pour sa complète information et de reporter sa décision sur les demandes d’annulation et d’indemnisation". Rien d’arrêté donc, et les parties ont jusqu’au 1er septembre 2019 pour transmettre leurs observations.
Un Grand Prix qui ne peut lâcher du terrain
Photo Cyril Dodergny.
Quatre ans après la signature d’un protocole d’accord, aucun projet de loi ou permis de construire n’a donc entériné le projet immobilier.Si le Tribunal suprême vient d’édicter une forme de "rappel à la loi" à l’égard de l’État, il ressort de cette décision que la procédure suit son cours, la juridiction suprême ne faisant ni plus ni moins que renvoyer Etat et SAM Caroli Immo dos à dos.
Les deux entités ont donc désormais quelques mois pour étayer leurs argumentaires, sous l’œil attentif d’un souverain aussi attaché au développement de la Principauté qu’à la préservation de son patrimoine, en l’occurrence le Grand Prix de Formule 1 de Monaco.
Les négociations vont donc se poursuivre entre, d’un côté, un promoteur et son projet des plus séduisants et, de l’autre, l’État et surtout l’Automobile Club de Monaco, dont le président, Michel Boeri, avait prévenu, dès 2016 dans nos colonnes, que "le projet de M.Caroli, s’il devait voir le jour, entraînerait automatiquement la fin du Grand Prix de Formule 1.Je vous le garantis sur facture".
"Rien ne sera fait pour mettre en péril le Grand Prix"
Une position renforcée quelques jours plus tard par le soutien du Ministre d’État, Serge Telle. "Le Grand Prix, c’est Monaco; Monaco, c’est le Grand Prix.Ceci n’est pas négociable."
Antonio Caroli assurant alors: "C’est évident, rien ne sera jamais fait pour mettre en péril le Grand Prix".
Mais, déjà, le casse-tête technique s’annonçait sans fin. Directeur de la SAMEGI (ex-Caroli Immo), Roberto Testa avançait: "Nous avons dû trouver et, pour certains [l’ACM, ndlr], nous allons encore trouver des solutions alternatives dans l’intérêt et avec la bonne volonté de toutes ces institutions."
"Une réflexion approfondie a été menée concernant les alternatives possibles. Celle-ci n’a pu aboutir sur le plan technique", tranchait Michel Boeri en mai 2016. Depuis, aucun compromis.
Pourquoi le Tribunal Suprême est compétent
Le Tribunal Suprême a reconnu sa compétence pour se prononcer sur un retrait de signature d’un contrat public. Il rappelle qu’il n’est pas le juge des contrats signés entre les administrations et des personnes privées et des conditions d’exécution de ces contrats, cette compétence appartenant au Tribunal de première instance.
Pour autant, il confirme sa jurisprudence antérieure selon laquelle il est compétent à l’égard des actes administratifs détachables des contrats publics, parmi lesquels on trouve la décision de signer le contrat et, par voie de conséquence, celle de retirer une telle signature.
En revanche, il a estimé qu’il n’était pas compétent pour se prononcer sur le refus du Gouvernement de déposer un projet de loi de désaffectation, dès lors que cette décision n’est pas une décision administrative et n’est pas, par elle-même, de nature à mettre en cause l’exercice d’une liberté ou d’un droit garanti par la Constitution.
Pourquoi le "retrait de signature" a été retenu contre l’État
Le Tribunal Suprême a examiné si les actes du Ministre d’État caractérisaient un retrait de la signature de l’État.
Il a relevé que le contrat prévoyait une surface de 3.000 m2 minimum pour l’installation du TV Compound, à l’issue d’une concertation préalable à la signature du contrat et à la demande de l’ACM.
Entre 2015 et 2017, la société a proposé plusieurs schémas d’aménagement portant la surface du TV Compound à 4.330 m2, surface similaire ou supérieure à celle des TV compound d’autres Grands Prix de Formule 1, et envisageant plusieurs localisations.
Le Ministre d’État a estimé devoir s’en remettre à l’appréciation de l’ACM et a exigé que les schémas d’aménagement proposés par la société soient définitivement agréés par l’ACM. Ce qui n’a jamais été le cas.
Le Tribunal Suprême a également constaté que le Gouvernement princier n’a pas estimé devoir résilier unilatéralement le contrat pour motif d’intérêt général.
Les stipulations du contrat sont donc demeurées durablement privées de tout effet et, aux motifs qui ont fondé les décisions successives du Ministre d’État, celles-ci ont été regardées comme caractérisant un retrait de la signature de l’État.
Pourquoi l’Etat pourrait indemniser
Le Tribunal Suprême a rappelé que le principe de sécurité juridique est inhérent à l’État de droit et concourt à la garantie des libertés et droits fondamentaux.
Les magistrats ont également précisé certaines des exigences découlant du principe de sécurité juridique. La décision indique ainsi que ce principe implique qu’il ne soit pas porté une atteinte excessive aux situations contractuelles en cours.
Si l’administration demeure libre d’adapter ses décisions aux circonstances, le principe de sécurité juridique protège également la confiance légitimement placée par les administrés dans le maintien de certaines décisions de l’administration.
Il ne fait pas obstacle au droit de l’administration de résilier unilatéralement un contrat administratif pour un motif d’intérêt général et sous réserve de l’indemnisation de son cocontractant.
Le principe de sécurité juridique inspire également la reconnaissance, par le Tribunal Suprême, de l’espérance légitime de jouir d’un bien et sa protection au titre de la garantie du droit de propriété.
La conclusion d’un contrat entre l’État et une personne privée est ainsi susceptible de faire naître, pour la personne privée, une espérance légitime de bénéficier des contreparties économiques résultant de l’exécution du contrat.
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