Aujourd’hui, on ne connaît plus Fanchon. Elle était pourtant, aux XVIIIe et XIXe siècles, une célèbre joueuse de vielle à Paris. Fragonard a même peint son portrait: on la voit au coin d’une rue, fraîche et fragile, la tête entourée d’un fichu blanc, avec son instrument qui se joue à l’aide d’une manivelle.
Son personnage a inspiré des romans, a suscité une pièce de théâtre qui fut longtemps jouée. Le célèbre compositeur Edmond Audran en a fait une opérette. Mais ce qui a peut-être fait le plus pour sa popularité, c’est cette chanson de caserne et de corps de garde que le général Lasalle a prétendu avoir écrite au soir de la bataille de Marengo, à la table de Bonaparte: "Amis, il faut faire une pause / J’aperçois l’ombre d’un bouchon / Buvons à l’aimable Fanchon / Chantons pour elle quelque chose / Ah! Que son entretien est bon / Elle aime à rire, elle aime à boire..."
Si Fanchon nous intéresse, c’est qu’elle est originaire de notre région, plus exactement de la vallée de la Tinée, dans les Alpes-Maritimes.
De la Tinée à Paris
Sa famille faisait partie de ces gens qui, en hiver, quittaient le haut pays et émigraient durant la saison froide.
Beaucoup d’émigrants se rendaient à Nice, où l’on avait besoin de bras pour accueillir les hivernants. Mais certains partaient fort loin. C’était le cas des artistes comme Fanchon et autres musiciens mais aussi saltimbanques, marionnettistes, prestidigitateurs et montreurs de lanternes, dresseurs de marmottes. Ils allaient à Paris mais aussi dans toute l’Europe, avant de revenir pour la belle saison.
Un courage pour franchir les cols
Voilà ce qu’écrivait en 1752, l’intendant Joanini, représentant du roi de Sardaigne dans le comté de Nice (cité par Guy Estadieu dans "Fanchon la vielleuse"): "Saint-tienne-de-Tinée, il part quatre cents à cinq cents personnes vers le Piémont, la France, l’Angleterre, la Hollande et l’Allemagne avec marmottes, lanternes magiques et les petites filles en mendiantes. À Saint-Dalmas, il sort les deux tiers de la population, les uns pour mendier, les autres pour travailler, beaucoup à la scie, et d’autres pour amuser les badauds."
"Il fallait un certain courage pour franchir des cols avec leur attirail. Les artistes étaient des marcheurs infatigables. Ne dit-on pas que si la vielle est connue en Hongrie, en Ukraine ou en Russie, c’est grâce aux artistes de nos hautes vallées?"
Une vie de bohème
La famille de Fanchon, qui s’appelait Chemin ou Ciamin, était originaire du hameau du Pra, à Saint-Dalmas-le-Selvage. Elle fut remarquée à Paris dès le début du XVIIIe siècle. Le grand-père, André, était déjà musicien. On ne connaît pas trop la jeunesse de Fanchon, si ce n’est qu’elle se maria à 18 ans avec un homme de Saint-Etienne-de-Tinée, Jean-Baptiste Ménard.
Il se dit qu’elle menait une vie de bohème. Les rumeurs lui attribuent cinq enfants de cinq pères différents. Elle aurait aussi fait quelques séjours en prison.
Mais toutes les chroniques racontent son ascension sociale de chanteuse de banlieue à artiste des beaux quartiers.
Geoffroy, chroniqueur parisien de l’époque la décrivait ainsi au sommet de son ascension: "C’est une artiste; l’or et l’argent lui pleuvent de tous côtés. Elle achète une terre considérable en Savoie et, à Paris, un hôtel superbe qu’elle fait meubler magnifiquement, elle y vit avec des officiers et des abbés, toujours la plus vertueuse fille du monde, et, qui n’est pas moins extraordinaire, toujours joueuse de vielle." Elle avait dans son répertoire cette chanson autobiographique: "Aux montagnes de la Savoie / Je naquis de pauvres parents."
La Savoie, ici, concerne notre région puisqu’à l’époque, le comté de Nice faisait partie des États de Savoie. Fanchon en est une de ses représentantes.
50% des gens quittaient les vallées pendant l’hiver
Il faut réaliser ce qu’était jadis, l’isolement des vallées montagnardes. "La vallée de la Tinée n’avait aucun contact avec la côte, il fallait trois jours pour y arriver, par des chemins ouverts à tous les dangers: traversée de la Tinée sur des passerelles branlantes, risques de crues, de glissements de terrain, chutes de pierres et, naturellement, avalanches de neige. Les seuls rapports commerciaux se faisaient avec la vallée de l’Ubaye à la belle saison", écrit Pascal Colletta dans son livre La Vie dans le haut pays niçois.
Les artistes partaient ensemble. Alors les habitants émigraient. 50% des gens quittaient les vallées pendant l’hiver. Les autres vivaient repliés sur eux-mêmes, utilisant les réserves de leurs récoltes, se chauffant au contact du bétail. Les femmes tricotaient des gilets et des chaussettes qui seraient vendus au printemps.
Le 1er novembre avait lieu une messe sur la place du village, après laquelle tous partaient ensemble, à travers les cols enneigés.
En savoir plus avec un livre
Un livre, La Vie dans le haut pays - Vivre et mourir en montagne, vient de paraître aux éditions Millénaire sous la plume de Pascal Colletta. Cet auteur historien sait de quoi il parle puisqu’il est né lui-même dans le haut-pays des Alpes-Maritimes. Il est déjà l’auteur, entre autres, de "La Cuisine du haut pays niçois", "Sous les étoiles de la Tinée" et "La Mourrabella, histoire et histoires d’un jeu interdit" (Serre Éditeur, 2006).
Dans son nouveau livre, l’auteur raconte la vie quotidienne d’autrefois des gens dans les hautes vallées (l’autosubsistance en hiver en particulier, la nourriture, l’hygiène), les activités traditionnelles (les moissons, les métiers d’autrefois), les croyances populaires, les fêtes et cérémonies (mariages, charivari, foires et festins), la pratique de la médecine. Tout cela est illustré avec des photographies d’époque. Cela date "dai tèmp que Berto filavo"… C’est-à-dire: "jadis"!
>> La Vie dans le haut pays niçois, de Pascal Colletta, aux éditions Mémoires Millénaires. 112 pages. 18 euros.
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