Il y a 150 ans, les Niçois jaloux du Casino de Monaco
En 1836 s’engage une polémique sur la moralité des jeux... tout en regrettant qu’il n’y en ait pas en France, interdits à l’époque par la loi.
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André PEYREGNEPublié le 23/01/2022 à 12:01, mis à jour le 22/01/2022 à 20:32
Le Casino après 1878.(Photos DR)
En 1836, les jeux d’argents furent interdits en France. Et voilà qu’au milieu des années 1860, s’ouvre, à grand renfort de publicité, un casino à Monte-Carlo. Les jeux vont assurer la prospérité de la Principauté, au point que Charles III abolira les impôts des Monégasques.
Les économistes français vont s’intéresser au sujet et jalouser l’essor financier de Monaco. Il y a cent cinquante ans, une grande polémique naquit dans la presse niçoise. Le journal Le Conservateur donne le la.
Fort confraternellement, Le Journal de Monaco relaya le débat et consacra des articles dans plusieurs de ses numéros de janvier et février 1872. De manière fort équilibrée, Le Journal de Monaco présenta dans ses premiers articles les dangers de l’addiction au jeu. Dans une autre série, les avantages financiers que l’État peut en retirer. En conclusion, il présenta le souhait des Niçois… qu’à l’exemple de Monaco, les jeux soient rétablis en France
Les jeux, "une sorte de jouissance solitaire"
Édition du 23 janvier 1872 du Journal de Monaco: "Physiologiquement, la passion du jeu est une déviation des affections morales. Au moment où la passion s'exerce se produit une suspension des autres facultés et même de l'action de la pensée sur les choses étrangères à l'objet qui l'absorbe; c'est une sorte de jouissance solitaire, unique, isolée, égoïste qui prend sa source dans l'individualité et qui donne la satisfaction de ce besoin indéfinissable, inhérent à notre nature, de la recherche de l'inconnu… Le joueur plonge en quelque sorte dans le charme de l'oubli. La vie réelle est suspendue et l'âme se soustrait à sa sensation douloureuse."
Madame de Staël est de cet avis, et elle l'a exprimé en son magnifique langage: "Dans un moment d'émotion, il n'y a plus de jugement. On éprouve quelque chose du plaisir des rêves; les limites s'effacent; l'extraordinaire paraît possible. Dans le tumulte rapide des sensations qui s'emparent des âmes, le danger est un plaisir pendant la durée de l'action. Qu'importe que la fortune s'engloutisse, pourvu que le cœur batte, il semble au joueur que les obligations de la vie n'existent plus. Dans cette confusion, l'homme a abdiqué son libre arbitre."
En France, "ils sont devenus clandestins"
Dans ses éditions des 13 et 20 février 1872, Le Journal de Monaco relaie un souhait du rédacteur niçois Guy de la Motte que les jeux soient rétablis en France: "C'est la loi du 18-22 juillet 1836 qui abolit les jeux publics en France; ils ont été supprimés le 1er janvier 1837. L'Angleterre ne nous suivit dans cette voie que dix-sept ans plus tard."
"Cependant ce serait fine illusion de croire que les jeux ont effectivement disparu de Londres et de Paris. Ils sont devenus clandestins, à preuve les dix mille tripots parisiens dont parle le journal Le Gaulois. L'abolition des jeux dans la métropole n'a pas été un obstacle à leur rétablissement dans nos colonies."
"Quelle source de profits n'en pourrait-on pas espérer, quand on réfléchit que l'Allemagne a retiré des jeux, ces derniers temps, plus de deux cents millions par an? Spa considère sa maison de jeu comme son plus précieux privilège; elle en jouit depuis plus de cent ans, et son budget municipal y puise d'abondantes ressources. Aix-la-Chapelle possède un semblable avantage depuis cent vingt ans; toute la contrée s'en ressent dans sa prospérité. La loterie existe en Italie et rapporte à l'État une trentaine de millions par an. Il serait raisonnable de rétablir les jeux en France."
"Les jeux publics sont les seuls honnêtes"
"Les jeux publics sont les seuls honnêtes; les jeux clandestins sont suspects et trop souvent entachés de déloyauté, de tromperie; ce sont ces derniers qu'il faut interdire… On a pu mépriser les jeux en des jours où la fortune publique pouvait se passer de produits réputés suspects. Mais aujourd'hui que les besoins d'argent sont immenses et que tous les moyens de s'en procurer paraissent épuisés, il n'est pas permis de se montrer si rigide et si dédaigneux."
"Le rétablissement des jeux constituerait l'impôt qui pèse le moins sur la masse des contribuables. Il est basé sur le luxe, la mode, la passion, le désœuvrement. C'est la taxe de l'oisiveté au profit du travail. N'est-elle pas préférable à toutes ces impositions directes et indirectes, dont le pauvre peuple est surchargé?"
"L'impôt du jeu n'est perçu que sur le superflu ou du moins sur les revenus des gens riches ou aisés. Le jeu met à contribution, non pas le travail utile qui enrichit la nation, mais l'oisiveté, la passion malsaine qu'il est trop juste de frapper faute de pouvoir la supprimer…"
Le débat fut amorcé. Il n’était pas clos. Une pétition fut lancée en 1882 pour demander au gouvernement français d’influer sur Monaco pour qu’il arrête les jeux. Les arguments ne cessaient de tourner. Comme la roulette…
Une pétition contre les jeux à Monaco
Le 20 janvier 1882, une pétition, citée par Thomas Fouilleron dans son Histoire de Monaco, a été déposée auprès du Sénat français par Eugène Pelletan, sénateur des Bouches-du-Rhône: "Messieurs les Sénateurs, les soussignés, citoyens français, habitant le littoral, et étrangers, appartenant à diverses nations, résidents ou hôtes temporaire des stations d’hiver des bords français de la Méditerranée, ont l’honneur de vous soumettre ce qui suit: les jeux publics établis à Monaco sont devenus un foyer de corruption, un centre d’influences malsaines dont la déplorable action se fait de plus en plus sentir. Leur proximité n’est pas seulement funeste à ceux qui les fréquentent et qui y trouvent d’ordinaire la ruine, souvent le déshonneur et la mort. Elle n’est pas seulement nuisible, au plus haut degré aux populations de Monaco et des villes environnantes, elle est également nuisible pour les nombreuses familles qui viennent dans ces parages pendant l’hiver… Persuadés que la France, comme toute nation, a le droit de se défendre elle-même contre tout voisinage dangereux, qu’elle a, en outre, des droits historiques d’intervention dans la Principauté, que le caractère d’enclave de cette Principauté crée à celle-ci des obligations, que les traités conclus par la France avec la Principauté qui sont la condition même de l’existence de ce petit État le mettent à la merci de la France, qu’il suffirait donc à la France de les dénoncer pour exercer sur le prince de Monaco une influence décisive, les soussignés prennent la liberté d’appeler le Gouvernement français à faire cesser le scandale et les dangers des jeux publics de la principauté de Monaco."
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