"J’aurais toujours besoin du palais d'Alain Ducasse, qui est unique au monde": les confidences du chef du Louis XV à Monaco, Emmanuel Pilon
Chef de la cuisine du Louis XV, Emmanuel Pilon fait vivre depuis un an et demi l’unique table 3-étoiles de Monaco dans l’ombre d’Alain Ducasse, tout en développant ses goûts et son style.
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PROPOS RECUEILLIS PAR CEDRIC VERANYPublié le 11/11/2023 à 12:04, mis à jour le 11/11/2023 à 17:14
interview
Le chef du Louis XV à Monaco, Emmanuel Pilon, dans la cuisine du restaurant où il a démarré comme commis en 2009.Photo Franz Chavaroche
Tempérament discret mais discours assuré, Emmanuel Pilon sait où il va. Dans sa cuisine, les bocaux de fermentation donnent au lieu un faux air d’atelier de chercheur scientifique. Sa quête à lui, c’est celle du goût qu’il développe depuis dix-huit mois dans la cuisine du Louis XV.
La table triplement étoilée d’Alain Ducasse à l’hôtel de Paris est une référence gastronomique dans le monde entier.
Au printemps 2022 le chef monégasque a donné sa confiance au trentenaire né dans une famille de restaurateurs à Lyon et passé par plusieurs établissements du groupe Ducasse, pour relever le défi.
Un challenge de taille où Emmanuel Pilon développe une cuisine créative, qui tend davantage vers le végétal sans négliger le goût. Tout en apportant une certaine poésie dans l’assiette pour valoriser le produit.
"J’ai tâtonné pour trouver ma ligne conductrice"
Le chef du Louis XV, Emmanuel Pilon, dans la cuisine du restaurant où il a démarré comme commis en 2009.Jean-François Ottonello.
Quel est votre regard sur ces premiers mois passés au Louis XV ?
Je suis arrivé dans un lieu chargé d’histoire avec mes idées, ma vision de la cuisine. Le but n’était pas de tout bouleverser d’un coup mais d’amener une évolution. C’est ma première place de chef, j’ai tâtonné pour trouver ma ligne conductrice tout en ayant le soutien d’Alain Ducasse, qui pousse toujours à aller chercher plus loin.
Devenir chef d’un restaurant où vous avez démarré comme commis, c’est un sentiment particulier ?
J’ai travaillé, en effet, cinq ans entre 2009 et 2014, au Louis XV. Tous les cuisiniers le diront, un passage au Louis XV marque une carrière, c’est très formateur. J’ai appris ici les bases qui m’ont permis de créer. Et je suis revenu en 2022 en essayant de ne pas me mettre de mauvaise pression pour écrire mon histoire. C’est probablement l’un des plus beaux restaurants au monde, je veux continuer à le faire briller.
"Mettre l’humain au centre de tout"
"C’est aussi moins de gaspillage, optimiser au maximum ce que la nature nous donne. Une botte de carottes, par exemple, on va tout garder : la fane, la carotte, la peau pour faire un jus, un condiment, une fermentation."Photo Franz Chavaroche.
Votre cuisine aujourd’hui correspond à vos attentes ?
Mon problème, c’est que je suis un éternel insatisfait (sourire). Je pense qu’on peut toujours faire mieux. J’ai réussi à me créer un réseau à Vintimille, sur le marché du Cours Saleya à Nice, avec les producteurs qui savent que les produits atypiques m’intéressent. Il faut chercher, sortir de sa zone de confort, user de produits que l’on ne connaît pas. Je prends plaisir à travailler les pois chiches frais, les bourgeons d’amandiers. Et des richesses de la mer aussi, comme les anémones ou les concombres de mer. Aujourd’hui, j’envisage un gros travail avec la diversité d’agrumes de la région. J’ai aussi demandé à un pêcheur de me référencer toutes les variétés d’algues de la Méditerranée qu’on pourrait utiliser en cuisine…
C’est votre manière de mettre en pratique la Naturalité, concept phare de la maison Ducasse. Quelle en est votre définition ?
C’est une façon de penser : respecter les produits, les saisons, les personnes qui les produisent. Mettre l’humain au centre de tout. C’est aussi moins de gaspillage, optimiser au maximum ce que la nature nous donne. Une botte de carottes, par exemple, on va tout garder : la fane, la carotte, la peau pour faire un jus, un condiment, une fermentation. Ou bien, quand nous avons un beau poisson bien pêché, parfaitement travaillé, parfaitement cuit, que faire de plus ? Pas ajouter une farce ou je ne sais quoi. Laisser le poisson au naturel, au juste assaisonnement.
C’est ce qui justifie les 3-étoiles : des produits exceptionnels et de la technicité pour les transformer ?
Les clients vont beaucoup au restaurant et aiment être surpris. Il faut trouver le bon équilibre, amener de nouvelles saveurs, de nouvelles textures sans trop bousculer. Et assumer ce que l’on fait. Au Louis XV, nous proposons une cuisine très portée sur l’acidité, l’amertume, beaucoup d’aspérités. J’aime les plats qui ont du relief, qui restent longtemps en bouche. Aujourd’hui, d’ailleurs, les cuisines sont beaucoup plus identitaires qu’avant…
"Au restaurant, j’ai appris à ne pas juger un confrère, ça ne fait pas avancer les choses"
Le chef du Louis XV, Emmanuel Pilon.Jean-François Ottonello.
Vous êtes Lyonnais, comment avez-vous apprivoisé la cuisine méditerranéenne ?
C’est la grande question que je me suis posée quand Alain Ducasse m’a proposé la place. À Lyon, on a l’habitude d’user de beurre, de crème, d’abats. La cuisine méditerranéenne n’est pas ma cuisine. Mais comment la définir : est-ce faire des recettes de la Méditerranée ou utiliser des produits de la Méditerranée et faire ses propres recettes ? J’ai opté pour la deuxième solution…
Comment Alain Ducasse intervient dans cette réflexion ?
On lui fait goûter les plats, on partage, on échange, il donne une ligne conductrice. La chance est qu’il nous fait confiance pour trouver une cuisine, une identité. Et j’aurais toujours besoin de son palais, qui est unique au monde, car il a goûté toutes les cuisines.
Entre la réflexion et le moment où un produit se retrouve à la carte, quel est le temps qui s’écoule ?
Ça peut être rapide ou pas. Je cherche toujours à pousser le curseur le plus loin possible dans la recherche de recettes. Parfois, on va très loin pour trouver la limite d’un plat et puis on revient en arrière, on épure. Ce travail permet de se faire une palette gustative, qui reste dans nos mémoires pour les futurs essais. J’ai besoin, dans ma cuisine, d’être en permanence en réflexion, que l’on teste des choses tous les jours.
Cette quête constante, elle vous accompagne aussi quand vous êtes client d’un restaurant, quand vous dînez chez des amis ?
Aujourd’hui, j’ai appris à déconnecter, même s’il y a toujours une part en moi qui cherche la nouveauté. Parfois des amis se mettent la pression de m’inviter à dîner, je dis toujours : "faites simple", c’est là où l’on passe les meilleurs moments. Au restaurant, j’ai appris à ne pas juger un confrère, ça ne fait pas avancer les choses.
"Mon fils, qui a dix ans, mange des huîtres, c’est assez rare"
Photo Franz Chavaroche.
La gastronomie n’échappe pas à la prédominance des réseaux sociaux qui starifient certains chefs. Comment appréhendez-vous la discipline ?
J’ai un compte Instagram, je regarde ce qui se fait, je m’en sers comme une source d’inspiration. Instagram permet aussi de se faire connaître du grand public. Tout le monde n’a pas accès au Louis XV, les publications peuvent donner envie, susciter des vocations. Les réseaux sociaux, les émissions de télé ont grandement contribué à valoriser nos métiers. Même si entre le virtuel et le réel, ce n’est parfois pas si simple. Et ceux qui se lancent doivent comprendre qu’il faut commencer par être commis avant d’être chef.
Un chef est aussi un manager d’équipe, ce rôle vous l’occupez pour la première fois…
Ça s’apprend ! Le management d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier. Ma génération a été formée sur un schéma que l’on ne peut plus reproduire. J’en ai pris conscience à Paris, quand j’étais l’adjoint du chef Romain Meder, j’ai remis en question ma façon de faire. Je prends plus le temps d’écouter désormais. Être chef de cuisine, c’est peut-être 60 % de social et 40 % de cuisine, mais sans une équipe, on n’est rien.
Vous êtes père de deux enfants, comment les éduquez-vous à la gastronomie ?
Nous leur faisons découvrir des goûts atypiques pour que ces saveurs s’imprègnent dans leur mémoire. Ce n’est pas toujours simple, mais je tiens à ce qu’ils goûtent. S’ils n’aiment pas, on y reviendra plus tard. Mon fils, qui a dix ans, mange des huîtres, c’est assez rare. Concernant les sucreries, le but n’est pas de priver mais de restreindre.
Bien manger est un défi dans notre société, quels conseils pourriez-vous donner ?
D’abord, bien choisir ses produits. Que ce soit au marché ou en grande surface, où il est possible de trouver des produits bien sourcés, peu caloriques. ça prend peut-être un peu plus de temps à la maison de cuisiner un légume, mais derrière la saveur est meilleure. Il n’est pas nécessaire non plus de manger de la viande tous les jours, mais de mieux sélectionner celle que l’on mange. Le premier des médicaments, c’est l’alimentation. Il faut prendre le temps de se faire du bien.
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