Fraudes aux allocations: à Monaco, faut-il déclarer ses amours?

Quand une mère isolée doit-elle déclarer sa relation amoureuse? Le tribunal vient de condamner une Monégasque pour escroquerie et lance, du même coup, le débat

Dossier réalisé par Anne-Claire Hillion Publié le 29/05/2014 à 20:00, mis à jour le 29/05/2014 à 20:20
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Pour ne plus être considérée comme mère isolée, il faut qu'il y ait vie commune et que l'autre personne participe aux charges du foyer. Eric Dulière

Quand une mère isolée doit-elle déclarer sa relation amoureuse? Le tribunal vient de condamner une Monégasque pour escroquerie et lance, du même coup, le débat

C'est une première en Principauté. Gabrielle vient d'être condamnée en appel à trois mois de prison avec sursis par le tribunal de Monaco (notre édition de vendredi 16 mai). Son tort : avoir perçu une allocation de mère isolée alors que, selon la justice monégasque, la présence de son compagnon, qui passait une à deux nuits par semaine chez elle, ne lui donnait plus droit à ce statut.

Fonctionnaire depuis vingt-quatre ans - elle vient d'ailleurs d'être promue le 1er avril au sein de son service et ne fait pas l'objet d'une mesure de suspension - cette Monégasque, mère de trois enfants, a décidé de se défendre. Elle se pourvoit d'ailleurs en révision. Sa condamnation n'est donc pas effective puisque suspensive jusqu'au prochain procès.

« Je suis dans la légalité »

Gabrielle ne comprend toujours pas pourquoi elle est traitée en escroc et tient à s'expliquer. « J'ai agi en toute bonne foi et je suis totalement dans la légalité. J'élève mes trois enfants seule et ils sont entièrement à ma charge. Avec mon compagnon actuel[qui n'est pas le père des enfants, NDLR], nous avons décidé en 2004 de vivre séparément. Il vit en France où il paye ses propres charges. C'est un choix de vie personnel.

À cette époque, je me suis rendue au service de l'Habitat pour me faire préciser ma situation. On m'a bien spécifié que je redevenais chef de foyer. Et l'administration ne m'a jamais demandé de comptes, alors même qu'elle est au courant de notre manière de vivre. »

Pour preuve, alors que le tribunal lui a demandé de faire régulariser sa situation, et donc de déclarer les revenus de son compagnon, le Service des prestations médicales de l'État - les caisses des fonctionnaires - de son côté, ne veulent pas en entendre parler. Dans un courrier à l'en-tête du département des Finances et de l'Économie, le directeur de l'Habitat, Christophe Orsini, précise qu'il n'est pas nécessaire « de produire les justificatifs de Monsieur dans la mesure où celui-ci n'est pas titulaire d'une carte de séjour à votre domicile ».

Et pour cause, ce fonctionnaire de police à la Sûreté vit effectivement en France et paye ses taxes locatives en France.

Mais ce qui choque le plus Gabrielle, c'est la manière dont elle a été traitée lors de l'enquête. « Je me suis rendue à la Sûreté à la suite d'une convocation sans savoir pourquoi on devait m'entendre. J'ai patienté plus de 40 minutes et j'ai été amené directement au directeur, M. Asso, qui m'a signifié ma garde à vue ! »

C'est là que le fameux document de bornage du téléphone de son compagnon lui a été présenté.

« Pour eux, c'était LA preuve, car 400 communications sur 500, en trois mois, auraient été passées de chez moi. Sauf qu'on a repris les appels un à un et ce n'est pas du tout la vérité. »

Nous nous sommes procuré ce document et, sur l'ensemble des communications passées au domicile de la « coupable », seulement la moitié le sont sous la borne Rainier-III, soit celle du domicile. Les autres proviennent d'autres bornes de la Principauté. Logique puisque monsieur est policier à Monaco.

« Pour nous, l'enquêteur a monté un dossier à charge, sans analyser vraiment les documents et en a fait une interprétation fallacieuse. » Elle passera tout de même 8 heures dans les locaux de la police à être interrogée. Puis patientera dans une geôle des locaux de la Sûreté avant de connaître son sort, alors que le prévenu peut tout aussi bien attendre dans le bureau de l'enquêteur.


Chef de foyer, notion archaïque ?

Dans cette histoire abracadabrante, Gabrielle a l’impression que la justice remet en cause sa liberté de choix de vie: « J’ai l’impression que je ne peux pas recevoir qui je veux chez moi! Imaginons que je souhaite avoir un compagnon le lundi et le mardi et un autre le jeudi et le vendredi. Qui devient chef de foyer? On divise les aides en deux? C’est n’importe quoi! Il y a deux conditions pour ne plus relever du statut de mère isolée : c’est la vie commune et le fait que l’autre personne participe aux charges. On ne remplit aucune des deux! »

Alors pourquoi le tribunal l’a tout de même condamnée deux fois? Parce que la loi monégasque reste floue en évoquant, au sujet de l’autre membre du couple, qu’il doit « participer à la charge effective et permanente du foyer ».

Sommes-nous arrivés à la limite de cette notion archaïque de « chef de foyer »? La loi monégasque ne devrait-elle pas se moderniser en s’adaptant à l’évolution des schémas familiaux?

Ce qui est sûr, c’est que la condamnation de Gabrielle, si elle est confirmée en révision, soulèvera une véritable polémique en Principauté.

Cette Monégasque n’est certainement pas la seule à élever ses enfants en tant que mère isolée, tout en ayant une relation sentimentale.

Ces dernières devront-elles faire une déclaration officielle auprès des autorités lorsqu’elles tomberont amoureuses?


Le texte: ce que dit la loi

Aujourd’hui, le chef de foyer, c’est le mari et le père. Et c’est lui, et lui seul, qui ouvre les droits aux prestations et allocations sociales.

Le chiffre: 12 à 18 mois 

C’est le temps nécessaire pour que soit tranchée , dans un sens ou dans l’autre, la question du statut de chef de foyer dans le cadre d’une proposition de texte de loi.

La phrase 

Gabrielle, mère de trois enfants: « Imaginons que je souhaite avoir un compagnon le lundi et le mardi et un autre le jeudi et le vendredi. Qui devient chef de foyer? On divise les aides en deux? »

 


Bernard Pasquier: "L’administration n’a pas à s’inviter dans notre chambre à coucher "

 « Les Monégasques sont égaux devant la loi. Il n’y a pas entre eux de privilèges. » C’est en partant de cet article de la Constitution monégasque que le conseiller national Bernard Pasquier a proposé, en avril dernier, avec les autres élus de l’opposition (Jean-François Robillon, Jean-Louis Grinda et Eric Elena) un texte sur cette notion de chef de foyer. Aujourd’hui, le chef de foyer, c’est le mari et le père. Et c’est lui, et lui seul, qui ouvre les droits aux prestations et allocations sociales.  

Que pensez-vous du cas de Gabrielle, condamnée pour fraude?
Je ne sais rien de cette affaire mise à part ce qu’on a pu lire dans la presse. Je crois d’ailleurs savoir que l’affaire est en cours donc je n’ai pas à la commenter.

Pour vous, est-ce de la discrimination?
La question qu’il faut en effet se poser est : cette femme aurait-elle subi la même chose si elle avait été un homme? La réponse est non puisque l’homme est forcément chef de foyer. 
Est-ce qu’un homme monégasque qui reçoit une à deux nuits par semaine une femme chez lui, perdrait la moindre prestation? Encore une fois, c’est non! C’est exactement ce qu’on a essayé de mettre en exergue dans notre proposition de loi en s’attaquant à ce statut de chef de foyer. Et puis l’administration n’a rien à faire dans notre chambre à coucher!

En quoi votre proposition pourrait changer ce genre de dossier?
Il faut en finir avec cette inégalité entre homme et femme monégasque. Cette femme a peut-être tiré sur la corde, je n’en sais rien, mais en même temps la loi est tellement mal faite… Il est temps d’éclaircir tout ça. Ce que nous souhaitons avec cette proposition de loi, c’est permettre, dans un premier temps, aux femmes monégasques de devenir chef de foyer si le père travaille en France. Mais évidemment, sur le principe, cela devra s’étendre aux résidentes et même aux travailleuses.

Rappelons en plus que Monaco ne reconnaît pas le concubinage…
Monaco ne reconnaît pas le concubinage mais dans ce cas où Madame est chef de foyer et reçoit quelqu’un, elle perd immédiatement son statut. C’est invraisemblable.Mais cette inégalité nous amène très loin car aujourd’hui, par exemple, Monaco ne peut pas signer le protocole N° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales à cause de cela.

Avez-vous l’espoir que cette proposition aboutisse?
Très peu. La majorité a recalé toutes nos propositions, et notamment celle sur le pacte de vie commune qui aurait pu déjà résoudre le problème du concubinage. On va nous dire que d’une discrimination de sexe on passe à une discrimination de nationalité. Peut-être… Mais je pense que si, déjà, on pouvait voter une loi sur l’égalité entre homme et femme monégasques, ce serait un signe de bonne foi.


L'avis du juriste: "S'en tenir à la notion de foyer"

Franck Michel, avocat monégasque et défenseur des Caisses sociales de Monaco a accepté de donner son point de vue de juriste sur l’affaire.

Que pensez-vous de cette condamnation?
Il m’est très difficile de me prononcer dans ce dossier que je n’ai pas eu en mains, d’autant que cela reste une question d’interprétation de la loi par le tribunal. Le problème ici, à partir du moment où, si c’est avéré, il n’y a ni vie commune ni participation de manière habituelle aux charges, c’est que l’on ne peut pas parler de foyer. Et c’est bien là le mot-clé de l’affaire puisqu’on parle de chef de foyer. L’interprétation du tribunal, selon moi, est donc critiquable.

Pensez-vous que la loi doit évoluer?
Nous ne sommes plus au temps où les familles et les couples étaient tous stables. Aujourd’hui, on peut décider de vivre chacun chez soi et avoir en charge son propre entretien, cela se produit de plus en plus souvent. Il faudrait donc définir clairement, et notamment pour cette affaire, à partir de quel moment on n’est plus mère isolée. Et si le tribunal ne veut pas retenir le critère de cohabitation, cela peut devenir très compliqué. Il faudrait alors estimer à quel montant la participation aux charges devient sérieuse? Quelle fréquence? Combien de fois ils dorment ensemble? Qui paye le cinéma ou le restaurant? Et combien de fois? On voit bien que ce n’est pas possible. C’est pour cela qu’il faut s’en tenir à la notion de foyer.

Que pensez-vous de la manière dont cette affaire a été traitée?
Encore une fois, je ne connais pas le dossier mais il est certain que je trouve que la garde à vue est disproportionnée, et que, si les dires de cette dame sont exacts, son traitement est particulièrement choquant.

Si la condamnation est confirmée en révision, cela fera-t-il jurisprudence?
Oui, ça devrait. Mais cela va forcément créer des situations de précarité puisqu’il faut rappeler que ces allocations permettent aux femmes qui n’ont pas d’autres subsides de mieux vivre. Si le tribunal condamne sans qu’il y ait de prise en charge réelle par un compagnon présent seulement de temps en temps, cela va être problématique. N.B. : Contacté, le parquet n’a pas souhaité ajouter de commentaires à l’interview parue dans notre édition du vendredi 16 mai. Il rappelle seulement que l’affaire a été jugée et confirmée en appel.


La loi bientôt à l’ordre du jour

Contacté par nos soins, Thierry Poyet, président de la Commission des intérêts sociaux et des affaires diverses (Cisad), a précisé que la proposition de loi sur le statut de chef de foyer serait inscrite à l’ordre du jour de la prochaine cession interne, soit début juin.

« Le sujet a été posé par l’opposition et nous nous devons d’ouvrir le débat et de lancer les consultations. Il est important de savoir dans un premier temps de quoi on parle. Quelles pourraient être les conséquences directes ou indirectes d’une telle loi? C’est pour cela qu’il est nécessaire de lancer une étude auprès des Caisses sociales. Une fois que tout cela sera chiffré, on pourra en discuter ensemble. Rappelons qu’eux-mêmes n’ont jamais inscrit une de nos propositions de lois (lorsque l’opposition était au pouvoir, ndlr). Nous travaillons différemment et nous le faisons pour le pays. »

Le texte de la proposition de loi étant plutôt court, si les résultats de la consultation arrivent vers le mois de septembre, la question devrait être réglée d’ici 12 à 18 mois, dans un sens ou dans l’autre. 

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