"Je voulais raconter le système plus que le constat": Victor Castanet décrypte son livre choc consacré au groupe Orpea devant le Monaco Press Club

Invité du Monaco Press Club, le journaliste Victor Castanet est revenu sur son enquête hors normes dénonçant les pratiques condamnables du groupe Orpéa, dans l’univers des EHPAD.

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Cédric Vérany Publié le 23/03/2023 à 09:35, mis à jour le 23/03/2023 à 10:31
Lauréat du Prix Albert-Londres 2022, le journaliste d’investigation a décrypté son enquête singulière à la tribune du Monaco Press Club. Photo Jean-François Ottonello

Il croit en la force de l’information. Comment un témoignage peut changer le cours des choses. Des témoignages, il en a récolté plus de 250 pour construire son enquête Les Fossoyeurs, parue en janvier 2022. Un pavé qui dévoile les pratiques du groupe Orpéa, leader mondial dans la gestion d’EHPAD, ayant fait de la maltraitance sur ses résidents, de la pression sur ses salariés et de l’argent public dilapidé… Un système lucratif pour ses finances.

Victor Castanet a consacré quatre années de travail pour comprendre, décrypter et dénoncer avec preuves ces manœuvres. L’enquête, singulière et passionnante, qu’a signé le journaliste indépendant, a été un coup de tonnerre devenu un fait de société. Elle a eu raison de l’équipe dirigeante d’Orpéa et a provoqué un débat politique et social.

Pour son travail avec Les Fossoyeurs, Victor Castanet a reçu, fin 2022, le prestigieux prix Albert-Londres. Et son livre, republié dans une édition augmentée de dix chapitres, deviendra prochainement une fiction sur France Télévisions.

Pour le Monaco Press Club, celui qui aime "raconter ce monde qui [le] passionne" a accepté de retracer l’épopée de cette enquête pour laquelle il s’est accordé une "liberté totale" dans le traitement. "Je voulais en faire un sujet transpartisan et apolitique, car détourner de l’argent sur le dos de personnes âgées et de soignants, c’est indéfendable", explique-t-il, satisfait du retentissement de son travail.

L’impact d’après parution

"Je serais très présomptueux de dire que je m’y attendais. Si j’ai consacré quatre ans de ma vie à cette enquête, c’est que je voulais que ce soit implacable. La question des EHPAD, de la maltraitance qu’on y rencontre est un sujet lourd, technique et déjà abordé. Je voulais raconter le système plus que le constat et apporter quelque chose de nouveau. Il me fallait assez de témoignages déterminants et des documents qui prouvent des irrégularités. Je savais qu’il y aurait des suites judiciaires car j’avais les preuves que le groupe Orpéa avait détourné de l’argent public. En revanche, on ne peut jamais maîtriser l’impact. Je pense m’être mis à hauteur du grand public. Je n’étais pas un spécialiste du sujet et c’est un avantage. Trop souvent en étant spécialiste, on peut oublier que le lecteur n’a pas les mêmes connaissances techniques. Je n’y connaissais rien, j’ai essayé de raconter en même temps que j’apprenais. Mais avec mon éditeur, Fayard, nous ne sommes jamais dits que nous allions vendre 200 000 exemplaires d’un livre de 400 pages sur les EHPAD."

L’élément déclencheur de l’enquête?

"J’ai rencontré Laurent Garcia, un cadre infirmier, premier lanceur d’alerte qui, en travaillant chez Orpéa, m’a dit avoir vu des dysfonctionnements très graves sur le rationnement de l’alimentation, des produits de santé, du nombre de soignants. C’était intrigant des rationnements dans un EHPAD qui facturait aux pensionnaires 10.000 euros par mois. Il y avait quelque chose à creuser. Ce sont, ensuite, pleins d’étapes successives qui m’ont fait comprendre que c’était un sujet d’ampleur nationale autour de cette entreprise: des fraudes importantes, de l’opacité, des liens avec des personnalités politiques, des centaines de millions d’euros d’argent public détournés pendant plus de vingt ans. Comment ils ont pu faire ça? Cela s’explique par plusieurs facteurs: l’incompétence des services de contrôle d’une part et une forme d’impunité qui tenait aux relations que pouvaient avoir certains dirigeants avec des hautes personnalités du milieu administratif et politique."

L’humain au cœur

"Dans une investigation, il faut décrypter un système et il faut de l’humain. J’ai voulu raconter ce que pouvaient vivre les personnes âgées en EHPAD, en étant très précis, chirurgical, en allant au bout… et parfois même si c’est douloureux à écrire et à lire. Ces gens peuvent être nos parents, nos grands-parents, nos proches. Quand j’évoque la fin de vie de Françoise Dorin, qui était cette écrivaine si pétillante, je vais très loin en racontant sa fin de vie tragique. C’était dur à écrire et pour sa fille très dur à raconter. Elle a décidé de livrer la souffrance terrible de sa mère car c’était pour elle la seule manière de toucher le grand public et mettre au jour les pratiques de ce groupe."

Le rapport avec les sources

"J’ai été vigilant tout au long de l’enquête, face à un groupe qui pèse 7 milliards d’euros et qui a les moyens de pouvoir se venger. Plus ils m’intimidaient, plus j’avais envie d’aller au bout. Mais à plusieurs reprises, j’ai été inquiet pour mes sources. On ne force jamais personne à témoigner à visage découvert mais on tente de les convaincre et de leur dire que c’est important, pour qu’une enquête ait de l’impact. On ne peut pas révéler des dysfonctionnements aussi graves et que personne ne les assume. J’expliquais le sens de cette enquête, mais ça voulait dire que je les embarquais dans une aventure. Ma grosse inquiétude était qu’il ne se passe rien après la publication du livre et que mes sources subissent les foudres. Quand ils ont vu les résultats, ils en étaient fiers, fiers d’avoir contribué à quelque chose qui impacte la société. Aujourd’hui encore, je suis toujours sidéré de leur courage. Ces 200 personnes ont fait que sur cette question, les choses ont changé. En vrai, les choses ne changent que si à un moment, des gens, qui ont participé à un système, décident de témoigner".

Raconter les coulisses

"Pour plein de raisons, j’ai trouvé intéressant de raconter les coulisses d’une enquête d’investigation et comme il est difficile pour un journaliste indépendant d’aller jusqu’au bout. Le métier de journaliste est un métier très artisanal. C’est impossible aujourd’hui de faire une investigation en France, pour un indépendant, pendant trois ans, ça coûte trop cher. Personne nous paye pour autant de temps. J’ai eu la chance d’avoir une maison d’édition courageuse (Fayard) qui m’a soutenu, mais elle ne m’a pas fait complètement vivre pendant trois ans. Il faut user du système D: j’ai touché des droits d’auteur de projets précédents et j’ai loué mon appartement sur Airbnb. C’est un ensemble de choses, par la débrouille, qui m’ont permis de tenir."

Se détacher du sujet?

"Je vais continuer à m’y intéresser pendant des mois. Le sujet des personnes âgées me touchera toujours, je continue de recevoir des mails de témoignages de plein de monde. La santé est un domaine sensible car il y a énormément de dotations d’argent public, des contrôles défaillants et des possibilités de fraudes immenses. Ce qui interpelle par exemple, dans les 500 plus grosses fortunes françaises, tous les gestionnaires d’EHPAD sont présents. Comment peut-on expliquer que gérer des populations vulnérables coûte autant d’argent à l’État et que, de l’autre côté, cela rapporte des milliards d’euros à des sociétés ? Cela questionne sur la défaillance des autorités de contrôle et, pour les journalistes d’investigation, il y a matière. Mais personnellement, je me passionne aujourd’hui pour d’autres sujets."

Le quotidien des pensionnaires d’Orpéa aujourd’hui

"Je dirais que le système Orpéa tel qu’il existait a été stoppé. Il n’y a plus de marge arrière sur les produits de santé, plus de fraude sur le nombre de postes, plus de pression financière du siège vers les établissements et davantage de moyens. Le groupe a été repris par la Caisse des Dépôts et la MAIF qui envisagent 20 % de taux de marge, soit six points de moins que le précédent système. La rentabilité hors normes qui existait dans ces établissements est terminée. Mais il n’y aura pas de changement en profondeur tant que le gouvernement n’aura pas mis plus de moyens sur les soignants. Actuellement, le ratio est de six soignants pour dix pensionnaires. En Suède par exemple, il est de 10 pour 10. Tous les professionnels estiment qu’il faut arriver à 8 pour 10. Tant que ce n’est pas acté, il y aura toujours des situations de maltraitance."

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