Trois soirées au Bunka Kaikan à Tokyo, quatre performances au Kennedy Center à Washington, la compagnie des Ballets de Monte-Carlo reprend le large en ce mois de novembre et entame dimanche sa première tournée hors des frontières de l’Europe depuis la pandémie.
Les danseurs seront ensuite attendus en début d’année à Madrid, Séville et Istanbul…
Un rythme de croisière retrouvé et ponctué par une série de représentations au Grimaldi Forum à Monaco du 17 au 31 décembre où la compagnie proposera - comme une sainte trinité - trois créations passées de son chorégraphe-directeur Jean-Christophe Maillot : Noces, Opus 40 et Faust.
Au total entre les spectacles en Principauté et ceux en tournée, les Ballets travaillent une dizaine de productions différentes pour cette saison 2022-2023. Un travail titanesque ! " On ne se plaint pas", sourit Jean-Christophe Maillot content qu’après deux années complexifiées par la pandémie, « tout reparte ».
Interview.
En décembre à Monaco, vous revisitez trois pièces de votre répertoire. Sans proposer de création nouvelle, pourquoi ?
On a été longtemps dans cette obsession de la course à la création, qui a mené à une surproduction, sans jamais prendre le temps de se retourner sur ce qui a été fait.
Tout récemment, on m’a confié des images de mon premier Roméo et Juliette, en 1986 à Tours. Je n’ai rien gardé de cette époque et j’avais le souvenir d’un truc sans intérêt. En revoyant les images, je me suis rendu compte que toute la genèse de ce que je fais aujourd’hui était déjà là.
Et j’ai commencé à revoir toutes les pièces créées depuis trente ans en Principauté et qui ont disparu. C’était absurde de ne pas réutiliser ces créations-là, de ne pas les redonner à un public, sous prétexte que ce n’est pas une création originale.
Allez-vous revoir votre travail chorégraphique ?
J’ai complètement retravaillé Noces, je l’ai corrigé. L’œuvre est autre. Et je me demande si je serais capable aujourd’hui de faire une création de ce type-là aussi passionnante. Techniquement, pas un danseur actuellement dans la compagnie n’a fait face à cette création à l’époque. Ils découvrent tous la pièce et n’ont aucune mémoire individuelle de ce ballet.
Ils vont donc délivrer quelque chose de nouveau. Pour Faust, ce sera aussi un ballet tout neuf pour une nouvelle génération de danseurs. La dernière fois que nous l’avons joué ici, c’était en 2017. Le spectacle avait marqué les gens avec une esthétique particulière signée avec le scénographe Rolf Sachs et les costumes de Philippe Guillotel.
Un mot sur le programme du Monaco Dance Forum début décembre ?
Notre volonté est d’amener les gens ailleurs avec une offre artistique de danse comme dans les grandes capitales. Nous aurons de belles surprises comme The Seven Sins qui réunit des créations de sept chorégraphes de renommée mondiale ; mais aussi Igra, le ballet de deux jeunes Espagnols qui proposent un vocabulaire différent mais avec un écho à la tradition et au travail de Nijinsky notamment. Je citerais aussi le très beau travail de Marcos Morau et la compagnie La Veronal.
"Comme quoi, l'art est politique"
Comment se porte la compagnie ?
Nous faisons beaucoup d’auditions actuellement d’artistes d’Europe de l’Est, où il y a une panique générale de partir au front. Déjà sept ou huit danseurs ukrainiens, qui s’étaient engagés dans l’armée, sont morts. Il y en a pas mal en Russie aussi, qui n’ont peut-être pas choisi de s’engager mais quand on est jeune et en pleine forme… C’est assez bouleversant. Je reste en contact avec les danseurs du Bolchoï avec qui j’ai collaboré il y a quelques années. Ils continuent à se produire mais leur répertoire s’est réduit à ce que la Russie peut proposer. En six mois, ils ont perdu cinquante ans d’ouverture sur le monde.
C’est un effondrement total. Comme quoi l’art est politique !
Il est important pour un artiste de prendre en considération cette donnée-là, quand on a besoin de moyens publics pour créer, on ne peut pas être totalement libre.
À Monaco, je suis totalement libre de ma création, mais je me sens redevable d’une mission d’ordre public.
Le public répond-il toujours autant présent qu’avant la pandémie ?
Nous avons ressenti une baisse de fréquentation de l’ordre de 25 % pour les spectacles de juillet, on verra pour ceux de décembre. Il y a eu une perte d’habitude et ça va vite. Le monde est en mutation, cet accès permanent à l’individualisation du savoir délite en grande partie le sentiment de communauté qui existe quand on va voir un spectacle. C’est une donnée à prendre en compte, de ces nouvelles formes de consommation culturelle. Nous sommes dans une période assez complexe, de normalisation de la proposition artistique qui ne veut surtout plus être élitiste. Est-ce que c’est une bonne chose ? Je n’en suis vraiment pas sûr, je l’apparente plus à un nivellement vers le bas.
C’est l’époque qui veut cela, de remettre en cause l’ordre établi ?
Je viens des années 60, de l’ancien monde. J’avais un prof de danse qui mettait une cigarette sous la jambe pour que la jambe se lève et ça ne paraissait pas anormal à l’époque (sourire) ! Il y a de vraies questions à se poser, qui sont nécessaires pour en tirer quelque chose de positif mais sans être obligé de tomber dans des excès, en manquant de modération. Ce que j’essaye de faire avec cette compagnie, c’est de trouver un équilibre des rapports entre les uns et les autres.
En pratique, comment il s’est mis en place ?
Il y a quelques années, la compagnie suivait le modèle d’un corps de ballet et de grands solistes. Petit à petit, je me suis rendu compte que ce modèle avait quelque chose d’insupportable, il figeait les choses de manière radicale. J’ai cassé ces barrières en relevant énormément le niveau du corps de ballet et aujourd’hui je serais plutôt sur un modèle d’un groupe de cinquante solistes où il n’y a plus vraiment de danseur emblématique qui écrase tous les autres. C’est une forme de nivellement par le haut, nous sommes en train de créer une structure comme une réponse à ce modèle hiérarchique que l’on a connu trop longtemps. J’ai trois ou quatre distributions pour un spectacle là ou je n’en avais qu’une auparavant, incontestable. Du coup, cela crée une vraie harmonie entre les danseurs.
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