Sans surprise, les premiers curieux à pousser la porte du bureau Artcurial de Monaco (boulevard des Moulins) ont été belges.
La couverture originale du Lotus bleu, dessinée par Hergé en 1936, y est actuellement exposée au public en vue d’une vente aux enchères à Paris, le 21 novembre. "Il y a beaucoup d’émotion dans ce petit bijou, c’est un chef-d’œuvre", s’émerveille l’expert en bandes dessinées, Eric Leroy. "Une pièce historique qui a toujours été en mains privées", puisque cette aquarelle et gouache, jugée trop onéreuse à répliquer par la maison d’éditions Casterman, avait été offerte au petit-fils du patron.
"Je l’avais rencontré dans les années quatre-vingt-dix et il m’avait dit qu’il voulait la garder, qu’il l’aimait beaucoup et que c’était un cadeau d’Hergé. Il l’avait utilisée pour une affiche en 1981, lors du retour en Europe de Tchang. Certaines affiches ont même été signées par Tchang et Hergé."
Estimé 2 à 3 millions d’euros, ce véritable tableau est visible à Monaco jusqu’au 11 septembre, avant une tournée européenne de Bruxelles à Paris, en passant par Berlin.
Que représente Tintin sur le marché des enchères ?
Ça a toujours été le plus gros marché de la bande dessinée. C’est lui qui a le record avec les pages de garde des albums de 1937 à 1958, vendues 2,65 millions d’euros par Artcurial en 2014. Hergé est en tête, loin devant.
Le Lotus bleu marque une transition esthétique à laquelle Tchang, l’ami d’Hergé devenu personnage, n’est pas étranger…
Le dessin est 100 % Hergé mais c’est vrai que la rencontre de Tchang permet à Hergé de trouver une certaine maturité dans son trait. Il découvre l’art chinois, la façon de poser son pinceau sur le papier, de faire notamment des rochers plus réalistes.
Ce 5e album marque également un changement narratif ; le récit a une fin, un début, un fil rouge. Hergé glisse des connotations politiques avec des slogans contre l’impérialisme japonais écrits par Tchang…
Tout à fait. On peut dire que c’est l’album n° 1 de Tintin. Avant, il faisait à la petite semaine ; avec Le Lotus bleu, il connaît le début et la fin de l’histoire. L’invasion de la Mandchourie par le Japon pose un problème en 1936 et d’ailleurs l’ambassade du Japon se plaint de cet album. Il restera dans le commerce mais son retrait a été réclamé.
Des polémiques qui font partie de l’histoire de Tintin, comme celle autour de Tintin au Congo…
Pour Congo, ce sont des conneries. Des trucs d’aujourd’hui avec des mecs qui n’y connaissent rien. Congo, c’est 1931. C’est une autre époque. Et puis ce n’était pas le but d’Hergé de faire de la politique, il était complètement neutre. Le Lotus bleu, c’est l’apport de Tchang qui alerte sur ce que sont la Chine et le Japon. À l’époque, les Chinois étaient un peu représentés comme des barbares et Hergé et Tchang sympathisent. C’est une histoire d’amitié.
Pourquoi cette couverture n’a-t-elle pas pu être imprimée ?
L’original contient trop de couleurs et de dégradés, qu’Hergé voulait pour rendre l’atmosphère mystérieuse. Casterman lui a dit qu’il faudrait utiliser une couleur de plus, la quadrichromie, etc. Or les albums de Tintin étaient chers dans les années trente, donc le fait d’augmenter le prix pour l’éditeur était un risque important. En contrepartie, ils ont promis à Hergé de mettre un papier de meilleure qualité. C’est pour ça que l’édition de 1936, l’originale, est sur un papier blanc.
Hergé avait le don de faire voyager sans lui-même voyager !
Oui. Tintin est un reporter qui se balade. Hergé, c’est un jeune garçon qui vient du scoutisme, qui n’a pas d’argent pour voyager, qui lit des livres. C’est Moscou sans voiles (livre de Joseph Douillet, ancien ambassadeur belge en Russie, ndlr) qui sert de modèle à Tintin au pays des Soviets ; au Congo, c’est le Congo qui appartient au roi des Belges. Il se renseigne et rêve de faire parcourir le monde à son Tintin.
Au final, c’est une œuvre très personnelle. Hergé se projette…
Hergé a toujours dit “Tintin, c’est moi”. C’est pour ça qu’il a toujours déclaré clairement que ça s’arrêterait après sa mort (en 1983, ndlr). L’influence de Tchang est importante et intelligente dans Le Lotus bleu, elle le responsabilise un peu, il est un peu plus adulte.
Car Tintin est aussi naïf…
Oui. Tintin, c’est les années trente, c’était pour les enfants et il fallait respecter certaines règles. On dit souvent qu’il n’y a pas de femmes par exemple, ou que ce sont des caricatures, mais c’était interdit de faire des pin-up. C’était la loi.
En tant qu’expert, avez-vous une affection particulière pour l’œuvre d’Hergé ?
Ah oui, son œuvre est complète. Michel Serres (philosophe, historien et ami d’Hergé, ndlr) a toujours dit que c’est le seul génie qu’il a rencontré dans sa vie. On est né avec des images de Tintin et on mourra avec des images de Tintin dans la tête. La fusée, la Lune, la Chine, le Tibet. Un univers intergénérationnel et indémodable. C’est un peu le coup de génie d’Hergé. Tintin, c’est vous, c’est nous, c’est moi.
Il n’est pas clivant…
Oui, il n’a pas d’argent, pas de maison, pas de sexe presque. C’est nous qui voyageons à travers lui. Il existe à travers des personnages qui se construisent petit à petit comme Haddock, Tournesol, la Castafiore. à la fin dans les Picaros (23e et dernier album paru, ndlr), Bob de Moor, le premier collaborateur d’Hergé, disait : “On a du mal à mettre Tintin maintenant, on le met en arrière-plan” (rires).
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