"L'Opéra est une famille que je veux continuer à soigner": entretien avec Cecilia Bartoli, directrice de l'Opera de Monte-Carlo

À la tête de l’Opéra de Monte-Carlo depuis le 1er janvier, Cecilia Bartoli se confie pour la première fois sur ce rôle qui marque une étape dans sa carrière et où elle entend à la fois être sur scène et conduire l’institution vers une évolution.

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Cédric Verany Publié le 01/02/2023 à 06:00, mis à jour le 01/02/2023 à 13:41
Cecila Bartoli a pris ses fonctions à la tête de l'Opera de Monte-Carlo le 1er janvier dernier. Photo Fabrice Demessance

Elle a l’accent qui chante, que l’on entend résonner dans les couloirs quand elle est en approche. Des coulisses au plateau, en passant par les bureaux, Cecilia Bartoli est chez elle à l’Opéra de Monte-Carlo depuis le 1er janvier. Maitresse à bord de ce vaisseau culturel dont la princesse de Hanovre lui a confié les clés pour succéder à Jean-Louis Grinda. Une passation qualifiée "en douceur" afin d’écrire une nouvelle partition sur la scène de la Salle Garnier. Dirigée pour la première fois par une grande voix, à la carrière singulière. La mezzo-soprano italienne, en effet, est une star. Dominant sa discipline et sa génération, s’étant produite sur les plus grandes scènes lyriques au monde. La Bartolimania dure depuis trente ans chez les amoureux d’opéra.

Pour sa première interview de directrice, pour autant, elle ne reçoit ni sur scène, ni dans une loge - d’ordinaire terrains de rencontres des artistes - mais dans son bureau. Comme pour marquer la transition. Une petite pièce où se font face deux tables: l’une pour elle, l’autre pour son mari Oliver Widmer, nommé directeur délégué dans son sillage. Dans cet espace, rien de glamour. À l’exception d’un horizon splendide sur la Méditerranée depuis l’unique fenêtre, qui contraste avec un mur à la peinture écaillée, qui doit bientôt être repeint.

Cecilia Bartoli, sous les ors de la Salle Garnier, son nouveau terrain de jeu. Photo Fabrice Demessance.

Le retour de Rosina

Sur les étagères, comme marqueur de la prolifique carrière artistique de la nouvelle directrice, des piles de ses disques. Lequel la caractérise le mieux? "Cette question est difficile" souffle-t-elle, "en trente ans chez Decca (sa compagnie de disques NDRL) je ne sais même plus combien j’ai fait d’enregistrements".

En y réfléchissant, elle cite avec gourmandise deux albums qui lui tiennent à cœur. Celui consacré à Vivaldi, paru en 1998. "C’était la première fois que l’on enregistrait des airs d’opéra de Vivaldi, et nous en avons vendu un million d’exemplaires" s’étonne-t-elle encore, un quart de siècle plus tard.

L’autre, c’est son hommage à Farinelli, le chanteur castrat icône du XVIIIe siècle "C’était le Michael Jackson de l’époque, dans tous les sens: la grande carrière, les grands cachets, l’extravagance. Ce disque où je lui rends hommage est intéressant, on y retrouve sa virtuosité et sa douceur". Sur la pochette, la diva avait même osé le combo brushing et moustache façon Conchita Wurst pour se rapprocher de l’image de cet artiste androgyne singulier.

Un détail qui atteste de ce goût du jeu et pour l’incarnation de personnages que Cecilia Bartoli explore sur scène. Le public monégasque a pu en juger début janvier. Pour ses premiers pas de directrice, la chanteuse s’est distribuée le rôle d’Alcina dans l’opéra éponyme d’Haendel, livrant une performance impériale pour marquer son arrivée en Principauté. Elle réitéra en avril, dans une pièce de Rossini cette fois, le célèbre Barbier de Séville. Pour y reprendre le rôle de Rosina, qu’elle tenait en 1989 en foulant pour la première fois les planches de l’Opéra de Monte-Carlo. Le spectacle - comme tous les autres rendez-vous de la saison - affiche déjà complet. Un point qui satisfait à la fois l’artiste et la directrice. Les murs de la Salle Garnier, et ses 500 fauteuils ne sont pas extensibles. "Il faudra se dépêcher à réserver pour la saison prochaine", conseille avec malice, la nouvelle directrice.

Farinelli, "C’était le Michael Jackson de l’époque, dans tous les sens: la grande carrière, les grands cachets, l’extravagance." Photo Fabrice Demessance.

"L’Opéra est une famille que je veux continuer à soigner en lui apportant une nouvelle vision"

Vous voici aux commandes depuis un mois de l’Opéra de Monte-Carlo, quel état d’esprit vous anime?

Un enthousiasme total! L’envie de donner toute mon énergie, toute ma passion. L’Opéra de Monte-Carlo est une famille que Jean-Louis Grinda a construit et je veux continuer à la soigner, à la nourrir en lui apportant une nouvelle vision. Je crois que c’est le rôle d’un directeur. Je connais bien cette maison pour y avoir chanté plusieurs fois. C’est une chose de connaître la maison comme artiste. Être là comme directrice, c’est différent.

En 2020, vous disiez en évoquant ce rôle de directrice, que vous n’auriez pas "le droit à l’erreur". Cette pression est toujours là ?

Nous sommes des êtres humains, c’est normal que l’on puisse faire des erreurs. Et, en même temps, c’est important de se fixer un défi. Le spectacle, c’est du live, on ne sait jamais ce qui peut arriver. J’ai l’envie de bien faire et cela peut arriver de faire des erreurs. L’important est d’apprendre de ses erreurs. En italien, on dit qu’une erreur est humaine, mais si elle continue, elle devient diabolique (rires).

Le succès d’Alcina, votre première production, vous a rassuré?

Pour l’instant, c’est vrai, nous sommes bien partis avec un grand succès pour les premiers spectacles. Et toute la saison est complète jusqu’à la fin avril. Ce qui veut dire qu’il y a un public intéressé, qui aime bien découvrir les artistes qui vont se produire pour la première fois à Monaco. Et je compte continuer sur cette idée d’inviter à Monte-Carlo des artistes qui ne sont jamais venus.

Ils pourront ainsi découvrir cette Salle Garnier qui est si particulière…

Ah ce théâtre! Il est tellement génial! L’intimité que l’on arrive à créer à la Salle Garnier, on ne peut la créer nulle part ailleurs. Sur cette scène, on peut vraiment se plonger dans le personnage et proposer toutes les couleurs de la voix, du pianissimo au fortissimo. L’acoustique permet de faire ce pianissimo presque susurré comme il est écrit parfois dans une partition. Ce qui est impossible, par exemple à l’Opéra Bastille ou au Metropolitan de New York, où il faut faire des compromis. À la Salle Garnier, non. Les artistes et le public ont cette chance ici.

Vous vous souvenez de votre émotion quand vous avez joué ici pour la première fois?

Mais bien sûr! Très bien! C’était pour Le Barbier de Séville avec un casting tellement exceptionnel. J’ai eu la chance de chanter avec Fedora Barbieri, la grande mezzo italienne qui avait chanté avec la Callas, avec Gabriel Bacquier qui était Bartolo. C’était en 1989, j’avais 23/24 ans, j’étais toute jeune, c’est un souvenir magnifique. Et jamais je n’aurais pu imaginer, à cette époque-là, devenir un jour directrice de cet opéra. Ça, c’est la vie…

Dans le programme de votre première saison, la princesse de Hanovre, qui préside le conseil d’administration de l’Opéra, a des mots très chaleureux à votre égard, évoquant une ère nouvelle qui s’ouvre sous votre direction…

C’est adorable de sa part, mais aussi du prince Albert II qui adore la musique. Je l’ai découvert lorsque nous avons créé cet orchestre des Musiciens du Prince en 2016. Mon idée, peut être un peu folle, était de faire comme au XVIIIe siècle, où chaque royaume avait son orchestre, en proposant que la Principauté ait un orchestre avec des instruments d’époque. Je ne savais pas si ça intéresserait la famille princière. Mais le souverain et la princesse de Hanovre, ont pensé que c’était une bonne idée et nous soutiennent depuis ce jour avec Gianluca Capuano qui est le chef principal des Musiciens du Prince. Nous avons fait beaucoup de tournées en Europe qui ont eu un grand succès. Et à chaque fois, le nom de Monaco voyage avec nous. Nous sommes un peu des ambassadeurs de la Principauté.

En Alcina, aux côtés de son partenaire, Philippe Jarrousky. Photo Marco Borrelli.

"Une saison en continu de novembre à mars"

Vous jouez dans deux productions de votre première saison. Ce n’est pas commun pour un directeur d’établissement?

Jean-Louis Grinda était metteur en scène et directeur, si j’étais chef d’orchestre, je dirigerai l’orchestre (rires). Je suis une chanteuse, alors comme artiste je me produis sur scène et je suis aussi la directrice. Cette année pour autant, être dans deux productions c’est un peu spécial, mais c’est mon arrivée. À l’avenir, j’aimerais être dans au moins une production par an. Notamment pour faire découvrir le répertoire baroque, qui a été peu joué à Monaco, et qui a un potentiel incroyable.

La presse vous a surnommé la "barock’star". Qu’est ce qui vous touche particulièrement dans la musique baroque?

On vient tous du baroque! Haendel, Vivaldi, Porpora ont été les grands précurseurs de la musique classique. Mozart lui-même aimait la musique de Haendel qui était le plus grand compositeur du XVIIIe siècle! Ce répertoire était moins à la mode ces dernières années. Aujourd’hui, dans les salles d’opéra on entend davantage la musique de l’époque romantique, le melodrama. De grands chefs comme Nikolaus Harnoncourt ou Christopher Hogwood ont fait beaucoup pour la redécouverte de ce répertoire. Et j’ai eu la chance de travailler avec eux et d’être, petit à petit, contaminée par la curiosité de découvrir ces chefs-d’œuvre. Ce qu’on entend dans cette musique parle de l’être humain, de ses émotions. Ces compositeurs évoquent nos forces et nos fragilités.

Vous avez promis un périple musical aux abonnés de l’Opéra de Monte-Carlo, en voilà un aspect?

Ce qui m’intéresse, c’est de montrer au public comment les compositeurs ont pu s’influencer les uns et les autres. Et il me semble, qu’il y a davantage à découvrir dans la musique baroque que dans la musique romantique. Il y a une contemporanéité particulière dans le baroque, due à la façon d’écrire des compositeurs. Quand je fais des concerts baroques, je vois d’ailleurs que le public est beaucoup plus jeune par rapport à l’opéra.

C’est une volonté de rajeunir le public de l’Opéra dont on peut dire parfois, qu’il n’attire qu’une audience de seniors?

Je ne crois pas que l’intérêt à l’opéra est lié à une question d’âge. C’est plutôt une question d’éducation. C’est de la responsabilité des parents d’ouvrir leurs enfants vers le monde de la musique et de l’art en général. Si les parents ne sont pas intéressés, c’est difficile de convaincre un jeune d’aller à l’Opéra. À moins que l’école n’offre la possibilité de venir aux concerts ou à l’opéra. C’est une idée que nous avons d’essayer de développer dans cette voie pour avoir des élèves ou des étudiants dans le public. Qu’ils puissent aussi, par exemple assister à des répétitions pour voir le process. Là, ils auront la possibilité de comprendre comment on construit un spectacle.

Quand on est artiste, avoir le public, aux répétitions ce n’est pas stressant?

Non, pas nécessairement. Ce doit être clair pour le public qui vient que c’est une répétition, que le maestro et les artistes travaillent, peuvent s’arrêter et répondre. Et sur scène, cela donne une adrénaline qui fait du bien.

Votre première saison a des reflets très personnels. Dans quelques jours, le public pourra venir écouter Andrea Chenier, un opéra dont le rôle-titre a été chanté en son temps par votre père. Cela met la pression à Jonas Kaufmann qui jouera le rôle?

(Elle rit) Mon père le faisait très bien mais Jonas a déjà chanté Andrea Chenier un peu partout dans le monde. Il a la voix idéale pour ce genre de répertoire, celle d’un ténor avec une voix corsée, presque dramatique. Et je suis heureuse car il n’a jamais chanté à Monaco!

"Travailler avec des artistes pop? pourquoi pas..."

Vous avez invité d’ailleurs plusieurs artistes qui ne se sont jamais produits en Principauté cette saison. Envisagez-vous davantage de spectacles dans celles à venir?

Mon envie est que la saison ne soit pas suspendue en décembre. Elle se déroulera en continu de novembre à fin mars. Quand j’ai vu qu’il n’y avait pas de spectacles généralement en décembre, j’étais étonnée car dans tous les théâtres d’Europe, c’est le mois où les gens aiment venir au spectacle. C’était un peu dommage d’interrompre la saison. Et j’ai envie de donner la possibilité aux gens de venir en week-end à Monaco et d’assister à un spectacle. D’autant qu’en décembre, le temps peut être bon. Ce n’est pas la même chose à Zurich ou à Vienne (rires).

La Salle Garnier est aussi un théâtre pour toutes les musiques. Envisagez-vous des passerelles entre l’opéra et le jazz ou le rock?

J’aimerais bien. Ce qui pourrait me rendre inquiète, c’est la salle. Lors des répétitions d’Alcina, un petit bout de corniche s’est décroché du plafond. La SBM a réparé tout ça. Mais je me pose la question: c’est une vieille salle qu’il faut soigner. Et peut-être faut-il considérer d’aller ailleurs pour préserver ce bijou de la musique amplifiée? Mais sur le principe, cela pourrait être une belle idée de créer une synergie avec des artistes pop, pourquoi pas!

À la manière d’un Pavarotti and friends où le ténor partageait la scène avec des stars de la chanson, pourrait-on imaginer un Bartoli and friends à Monaco?

Je n’irai peut-être pas aussi loin que Luciano qui avait chanté avec les Spice Girls (rires). Mais je suis ouverte à ces projets, pour autant qu’on y trouve un intérêt musical, pas marketing. Avec des artistes, qui sont aussi compositeurs, qui ont une présence sur scène, comme Lady Gaga par exemple. Je suis ouverte à cela.

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