Semaine PhiloMonaco: "C’est l’occasion pour certaines personnes d’avoir une voix", confie Charlotte Casiraghi
Jusqu’à dimanche, du marché de la Condamine au Théâtre Princesse-Grace en passant par l’Hôtel Hermitage, l’agora reprend ses droits à Monaco à l’initiative des Rencontres philosophiques créées par Charlotte Casiraghi, Robert Maggiori et Raphaël Zagury-Orly. Trois philosophes et penseurs qui s’efforcent de ramener le "je" au "nous", d’élever le débat pour ne pas se faire dépasser par une époque complexe. De rendre la philosophie accessible et constructive. De connecter les idées aux actions. Conversation.
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Thomas MICHELPublié le 12/06/2023 à 12:00, mis à jour le 12/06/2023 à 12:03
Charlotte Casiraghi, Robert Maggiori et Raphaël Zagury-Orly lors de la conférence de presse de présentation de la semaine « PhiloMonaco » au théâtre Princesse-Grace, qui sera la « maison » de la philosophie ces prochains jours.Photo Cyril Dodergny
Dans une ville-état comme Monaco, le dialogue ne rompt jamais vraiment. Les circuits sont courts. Mais, comme partout, l’époque fait son nid. Le temps est de plus en plus compté, parfois au prix de la réflexion collective.
Pour la deuxième année consécutive, les Rencontres philosophiques de Monaco, présidées par Charlotte Casiraghi, ouvrent dès ce lundi et jusqu’à dimanche la "Semaine PhiloMonaco", pour casser la routine et ouvrir l’agora. Une parenthèse organisée par les philosophes et membres fondateurs Robert Maggiori et Raphaël Zagury-Orly, qui ont choisi de dédier chaque journée de la semaine à une thématique (l’écologie, l’éducation, le soin et les femmes), avant de conclure par un week-end entièrement centré sur "l’art de vivre". Des thèmes élastiques où intimité et intérêt général cohabitent, douleur et bonheur se répondent, gravité et humour se percutent. Où badauds et spécialistes parlent librement du nouvel ordre énergétique mondial, de l’enfant roi, son doudou, la peur de la maladie et le mal-être des médecins, le désir féminin, l’emprise et la violence conjugale, et même du shopping, de la chance et… des cons!
La Semaine PhiloMonaco a vocation à "éclairer les problèmes que le temps présent rend de plus en plus complexes". Complexes, parce qu’on ne prend plus le temps de s’arrêter, d’approfondir, d’expliquer? Que le monde sature d’infos? Raphaël Zagury-Orly: Cette semaine, c’est l’occasion de prendre un peu ses distances avec l’information, d’éteindre sa télévision éventuellement, pour prendre le temps qu’on n’a peut-être plus pour réfléchir avec les personnes les plus subtiles, les plus aptes. Celles qui pensent au cœur des situations contemporaines qui sont les nôtres. Nous cherchons à donner le temps nécessaire à la réflexion pour des enjeux complexes. Ce temps qui serait impossible à mobiliser par notre quotidien, nos rythmes de vie. Robert Maggiori: Dire que le monde est devenu complexe peut paraître une question idiote, puisqu’à chaque époque le monde a dû paraître complexe. Mais on oublie qu’à partir du XVIIe siècle au moins, la science dépassait la complexité du monde et pouvait tant bien que mal en rendre compte. Or, aujourd’hui, la complexité du monde, c’est que le monde a dépassé les capacités mêmes de la science. Des problèmes comme l’écologie, par exemple, dépassent largement ce que la science peut en dire. Et les temps de la décision politique sont rendus impossibles devant l’urgence de la situation. Il y a une vraie complexité et c’est peut-être pour ça que les gens sont perdus. Nous, nous n’avons jamais été là pour donner des solutions à quiconque mais pour donner le goût d’aller chercher plus loin, de ne pas se faire dépasser totalement par ce qui est en train d’arriver.
"La philosophie s’est souvent manifestée de façon hermétique"
Le but de cette semaine est donc de se poser pour mieux se projeter ensemble? Charlotte Casiraghi: Nous avons pris le parti de ne pas prendre une thématique générale, ce qui peut être le cas d’un colloque de philosophie, mais de grandes thématiques pour chaque journée, qui sont aussi des grandes questions politiques. De s’insérer dans les préoccupations quotidiennes des Monégasques et résidents, de tous ceux qui souhaitent réfléchir.
Charlotte Casiraghi: "Avec ma mère, on se nourrit mutuellement".Photo Cyril Dodergny et J.-F.O..
Comment ramène-t-on les gens à la philosophie et peut-on y être hermétique? R.M.: Je ne crois pas qu’on puisse être hermétique à la philosophie mais elle s’est souvent manifestée de façon hermétique. Platon faisait deux cours. Un cours qu’il appelait exotérique, pour tout le monde sur l’agora. Et un autre, ésotérique, destiné à certains élus parmi ses élèves. Or la philosophie a vraiment pris ce côté ésotérique et elle a eu du mal à pénétrer ne serait-ce que l’enseignement, même si sa place est maintenant établie. Elle a aussi eu parfois une certaine technicité nécessaire du langage qui peut rebuter. Mais ce n’est pas un mystère, c’est juste un problème que l’on peut résoudre. Il faut avoir la patience de dénouer la philosophie en changeant de langage. Personne au monde ne peut éviter de se poser des questions que, nous, nous disons philosophiques. Mais la philosophie n’est pas compliquée. Même si elle a la technicité d’une science, cela peut se dénouer par l’enseignement, la parole, l’ouverture. R.Z.-O.: La philosophie est là aussi pour écouter. C’est un phénomène relativement nouveau, peut-être par l’influence de la psychanalyse à laquelle Charlotte est très attachée. On a appris à écouter en philosophie beaucoup plus qu’on ne le faisait auparavant. Robert dit que nous ne sommes pas exactement là pour résoudre, mais nous sommes aussi là pour réfléchir ensemble. Ce que l’on fait ici depuis maintenant sept ans avec notre public. Nous apprenons autant que nous enseignons.
"Etre capable de se découvrir et quelque part de renaître"
À défaut d’être une thérapie, la philosophie peut-elle guérir les maux des individus comme ceux d’une société/communauté? R. Z.-O.: C’est une question difficile, un vrai débat. C.C.: C’est un vrai débat parce qu’en soi ce n’est pas la vocation de la philosophie de promettre la guérison, puisqu’elle est un questionnement perpétuel. Elle ne peut délivrer aucun remède. Mais effectivement il y a aussi une partie de moi qui dirait oui, la philosophie permet de guérir parce qu’elle donne des moyens d’émancipation, donne aux individus la capacité de sortir de toutes formes d’aliénations qui peuvent venir de multiples sources. C’est être capable de se découvrir et quelque part de renaître.
La simple écoute peut-être un premier pas vers une guérison… R. Z.-O.: Oui. L’écoute et, dans l’écoute, il y a aussi une certaine manière de tendre la main. Et donc éventuellement, peut-être, guérir. C.C.: En tout cas, la philosophie permet de sortir d’une emprise, de se relever d’une situation ou de quelque chose qui nous retient captif. Cela peut-être une idée reçue, un dogme.
L’époque des Lumières est une preuve que la philosophie a joué un rôle crucial. R.M.: Il y a une vraie réponse à votre question. En prenant au sérieux le terme guérir et en répondant au sens propre. Ce sont des philosophes qui les premiers, d’abord aux États-Unis puis en France, ont réfléchi à la notion de « care », de soin. Cette notion ne faisait pas partie de la philosophie, elle l’a intégrée ces dernières années, l’a changée et obligée à tourner la tête vers des problèmes qu’elle ignorait. Or le soin a pénétré les milieux médicaux, a amélioré l’approche des médecins, parce que soigner ce n’est pas seulement guérir. C’est un exemple concret que la philosophie peut aider à guérir, aider des médecins à comprendre leur propre métier. R. Z.-O.: La psychanalyse n’a pas non plus d’emblée cette prétention de guérir.
Il n’y a pas d’objectif de résultats… C.C.: Ce n’est pas la psychanalyse ou la philosophie qui guérissent, c’est l’individu qui retrouve des capacités de résilience, de transformation. R. Z.-O.: Et se reprend en main. C.C.: La littérature, l’art, la musique, tout ne guérit pas en soi, mais participe à remettre en marche les forces vitales de l’individu.
À Monaco, la proximité est une force pour favoriser le dialogue, mais ne peut-elle pas aussi nourrir plus de tabous? C.C.: En philosophie, c’est peut-être notre force, on arrive à aborder beaucoup de sujets. Il n’y a pas de tabous.
Charlotte Casiraghi : « Il ne m’arrivera jamais de livrer une expérience intime ou personnelle simplement pour la déballer ».Photo Cyril Dodergny.
"On sort de la dimension trop passionnelle, de la confession"
Même lorsque l’on touche à l’intime avec des thématiques allant du désir féminin aux violences conjugales? C.C.: Oui parce que l’on se place sur un autre terrain. Nous ne sommes pas dans une cellule psychologique. Il n’y a pas d’approche moralisatrice. L’idée c’est d’avoir une spécificité de l’écoute philosophique, qui cherche le collectif, le rationnel. On sort de la dimension trop passionnelle, de la confession. On part toujours de cas très particuliers, d’expériences intimes de chacun, et on essaye de regarder le problème. Chacun vient écouter avec tout son vécu et son bagage personnel mais l’idée est de prendre un peu de distance et de hauteur sur des sujets qui peuvent être tabous dans les familles, la société, comme dans un village où tout le monde se connaît.
Les gens ne viennent pas pour raconter leur vie... C.C.: Non. Ils peuvent écouter en tout anonymat notamment sur une question épineuse. On a le sentiment que, même quand on aborde des sujets plus compliqués, cet espace des Rencontres philosophiques offre une certaine distance, un cadre. On reste dans le souci de sortir du particulier pour replacer le problème dans le collectif, même s’il y a des gens parfois au sein des Rencontres qui peuvent confier une expérience très personnelle.
Vous-même, en tant que personnalité publique, vous autorisez-vous à mettre de l’intime dans votre parole publique? C.C.: Dire "je" est toujours une parole intime et politique, à la frontière du privé et du public. Le "je" qui parle nous parle toujours depuis son expérience et ses affects les plus profonds. Le discours est coloré par un espace intérieur. Après, non, je ne fais pas des confessions très personnelles parce que je préserve mon espace intime, mais je pense qu’on a besoin par moments de réfléchir et de faire intervenir son expérience et son vécu. R. Z.-O: Les non-Monégasques que nous sommes, Robert et moi, vous diront qu’on n’a jamais évité aucune question. On n’a jamais senti aucune censure, toutes les questions sont posées et retravaillées avec la philosophie, c’est-à-dire cette nécessité de constamment réinventer les catégories par rapport à toutes les questions qui nous travaillent.
Pour être le plus pertinent, un philosophe doit-il puiser très loin en lui? C.C.: Un philosophe ou quelqu’un qui pense peut partager une expérience de vie uniquement s’il sent que cela va permettre d’aller vers l’universel, le commun. J’ai déjà vu Robert ou Raphaël relater une expérience personnelle publiquement parce que cela permettait d’apporter quelque chose. Mais il ne m’arrivera jamais de livrer une expérience intime ou personnelle simplement pour la déballer. R.M.: Tu peux livrer une réflexion ou expérience personnelle à condition que ce soit un matériau pour une réflexion commune aboutie.
La limite du propos étant de ne pas blesser d’une certaine manière? R.M.: Cela ne nous est pas arrivé alors que nous n’avons évité aucun problème. R. Z.-O.: Nous avons notamment parlé de la question du genre et cela s’est très bien passé à Monaco. R.M.: Mais derrière il y a un travail considérable. Cela fait vantard de le dire mais notre catalogue est unique au monde. R. Z.-O.: Je confirme. R.M.: Il y a des sommets de philosophie, des colloques, mais pas de spécialistes insérés dans la cité comme nous le faisons en allant dans les lycées, écoles, hôpitaux, parler avec des entrepreneurs et managers aussi. Les gens ont fini par comprendre que la question n’est pas d’exhiber sa propre intimité mais de collectivement comprendre ce qu’est l’intimité. C.C.: Mais parfois, attention, il peut arriver sur des sujets sensibles, et nous sommes prêts à l’accueillir, qu’il y ait des personnes qui poussent un cri, qui expriment quelque chose d’extrêmement personnel. Certaines situations intimes peuvent révéler quelque chose de très important pour le collectif. C’est une occasion pour certaines personnes d’avoir une voix. R. Z.-O.: C’est le lien que nous maintenons avec l’espace démocratique. Nous sommes philosophes et profondément attachés à la démocratie, à l’espace du dialogue et à la rencontre.
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